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MADAME DE KRUDNER.

pas, plus je méprise, plus je hais ce que les hommes ambitionnent, et plus j’ai de pouvoir sur leurs cœurs. » La voilà telle qu’elle était dès l’origine : régner sur les cœurs, en se déclarant une misérable créature, voir à sa porte servantes et duchesses, comme elle dit, et empereur ; se croire en toute humilité l’organe divin, l’instrument choisi, à la fois vil et préféré, que lui faut-il de plus ? et n’est-ce pas la gloire d’amour dans son plus délicieux raffinement ? »

C’est à peu près ainsi, j’imagine, que raisonnerait, en lisant les volumes de M. Eynard, un moraliste qui saurait les tours et les retours, les façons bizarres de la nature humaine ; mais je ne plus qu’indiquer le sens et l’intention de l’analyse, aimant peu pour mon compte à pousser à bout ces sortes de procès. Seulement, à voir les excès de dévouement et de charité auxquels s’épuisait de plus en plus en vieillissant cette femme fragile, il faudrait, pour être juste, conclure avec Montesquieu : « J’appelle la dévotion une maladie du cœur qui donne à l’ame une folie dont le caractère est le plus aimable de tous. »

Le livre de M Eynard est dédié à mes amis Alfred de Falloux et Albert de Rességuier, avec une épigraphe tout onctueuse tirée de saint Paul, ce qui semblerait indiquer que la jeune Rome et la jeune Genève ne sont pas si brouillées qu’autrefois ; mais ces exceptions entre natures affables et bienveillantes, ces avances où il entre autant de courtoisie que de christianisme, ne prouvent rien au fond. Je me plais du moins à noter ce procédé-ci a titre de bon goût et de bonne grace.


Sainte-Beuve.