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père, de toutes mes forces à vous être utile. » Le docteur doit se tenir pour bien averti : le prix de ses services lui est à chaque instant offert comme à bout portant ; qu’il soit utile avec zèle, et on le lui sera en retour. On sent le trafic. Tout cela n’est ni délicat ni beau. Dans ce même temps, Mme  de Krüdner écrivait à une amie plus simple, à Mme  Armand, restée en Suisse, et elle lui parlait sur le ton de l’humilité, de la vertu, en faisant déjà intervenir la Providence : « … Quel bonheur, mon amie ! Je ne finirais pas si je vous disais combien je suis fêtée. Il pleut des vers ; la considération et les hommages luttent à qui mieux mieux. On s’arrache un mot de moi comme une faveur ; on ne parle que de ma réputation d’esprit, de bonté, de mœurs. C’est mille fois plus que je ne mérite, mais la Providence se plaît à accabler ses enfans, même des bienfaits qu’ils ne méritent pas… » Le malin fabuliste avait dit précisément la même chose :

… Dieu prodigue ses biens
À ceux qui font vœu d’être siens.

Ce voyage à Paris, qu’elle désire de toute son ame et qu’elle vient de provoquer, elle le présente comme une obligation sérieuse et plutôt pénible ; peu s’en faut qu’elle n’en parle presque déjà comme d’une mission sacrée : « Je regarderais comme une lâcheté, écrit-elle à Mme  Armand, de ne pas produire un ouvrage qui peut être utile (son roman), et voilà comme mon voyage à Paris devient un devoir, tandis que mon cœur, mon imagination, tout m’entraîne au bord de votre lac où je brûle d’aller, dégoûtée du séjour de Paris, blasée sur ses succès, n’aimant que le repos et les affections douces. » En produisant de telles lettres, M. Eynard (qu’il y prenne garde) ouvre, sur l’intérieur de Mme  de Krüdner, tout un jour profond qu’il suffit de prolonger désormais pour donner raison à plus d’un sceptique. M. Eynard croit qu’à une certaine heure Mme  de Krüdner s’est soudainement convertie et corrigée ; pour moi, j’aurais encore plus de confiance dans la sainte, s’il ne m’avait appris si bien à connaître la mondaine. Comment ne me resterait-il pas dans l’esprit un léger nuage sur le rôle que remplira près d’elle le pasteur Empeytas, depuis qu’on me l’a fait voir prenant si résolûment le docteur Gay pour compère ?

Dès cette époque, elle avait l’habitude de mêler Dieu à toutes choses, à celles même auxquelles, sans doute il aime le moins à être mêlé. Parcourant dernièrement les papiers de Chênedollé, j’y trouvais quelques passages relatifs à Mme  de Krüdner, et je remarquais qu’à cette date de 1802, dans le monde de Mme  de Beaumont et de M. Joubert, on la traitait un peu légèrement[1]. Mais voici une parole plus grave,

  1. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin 1849, page 919.