Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/1023

Cette page a été validée par deux contributeurs.
1017
MADAME DE KRUDNER.

tême et sur celle des vieillards morts sans confession. M. Eynard, qui est peut-être choqué de ces deux duretés autant que nous, n’a pas besoin à son tour, pour nous toucher, de recourir aux couleurs outrées ni aux contrastes. Pour nous convier à bien mourir, qu’il nous peigne une belle mort, et qu’il ne nous présente pas surtout comme affreuse une fin que beaucoup d’honnêtes gens non croyans seraient plutôt tentés d’envier.

Je me laisse aller à dire la vérité comme moi-même au fond je la sens. M. Eynard me le pardonnera ; il m’y a presque obligé en se plaçant sur ce terrain d’exacte vérité et en m’y appelant avec lui. Je ne demande pas mieux, en général, quand je fais un portrait de femme, et, en particulier, un portrait comme celui de Mme  de Krüdner, de ne pas pousser à bout les choses ; de respecter le nuage et de me prêter à certaines illusions ; je crois, en cela, être fidèle encore à mon modèle. Cette discrétion devient aujourd’hui hors de propos ; M. Eynard a chassé le nuage où la figure de Mme  de Krüdner se dessinait ; s’il y a lieu de discuter sur quelques points avec l’excellent et complet biographe, je ne craindrai donc pas de le faire. J’ai dit qu’à l’aide de ses très curieux documens il m’a gâté un peu mon idéal de Valérie. Je ne le lui reproche pas ; je l’en loue, tout en le regrettant. Grace à lui, on sait maintenant à point nommé le dessous des cartes, car il y en avait un, et chacun va en juger. Mme  de Krüdner, après l’éclat de son épisode avec M. de Frégeville après avoir franchement déclaré à son mari que le lien conjugal était rompu, et s’être vue l’objet de sa clémence, habite le Nord pendant quelques années, et ne revient en Suisse, puis à Paris, que vers 1801, à cette époque d’une renaissance sociale universelle. Elle n’a pas alors moins de trente-sept ans ; elle les déguise avec art sous une grace divine que les femmes mêmes sont forcées d’admirer ; mais elle sent que le moment est venu d’appeler à son aide les succès de l’esprit et de prolonger la jeunesse par la renommée. C’est un parti pris chez elle ; elle était forte pour les partis pris, et son imagination ensuite, sa faculté d’exaltation et de sensibilité tenaient la gageure. La tête commençait, le cœur après entrait en jeu. Elle se dit donc qu’il est temps pour elle d’ajouter, de substituer insensiblement un attrait à un autre ; elle veut devenir célèbre par le talent, et elle ne ménage pour cette fin aucun moyen. Liée avec Mme  de Staël, avec Chateaubriand, qui venait de donner Atala, ne négligeant point pour cela son vieil ami Saint-Pierre, accueillant les poètes et n’oubliant pas les journalistes, elle dresse ses batteries pour atteindre du premier coup à un grand succès. Le roman Valérie était à peu près achevé ; elle en confiait sous main le manuscrit, elle en faisait à demi-voix des lectures ; elle demandait des conseils et essayait les admirateurs. Tout était prêt pour la publication désirée, quand M. de Krüdner dérangea