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mœurs et par ses besoins, mais de la haute banque, de la grande industrie, qui représentent seules l’aristocratie nouvelle. Eh bien ! monsieur le vicomte, pourquoi ne chercheriez-vous pas, dans les rangs de cette bourgeoisie à laquelle vous rendez pleinement justice, une alliance qui vous permît de relever et de soutenir l’éclat de votre nom ? Vous ne pouvez pas pleurer éternellement Mlle de Chanteplure. Nos devoirs ici-bas ne se bornent pas à ensevelir nos morts, nous avons autre chose à faire. Moi qui vous parle, j’avais un fils ; la perte de cet ange ne m’a pas empêché de gagner trois millions. Mlle de Chanteplure s’est noyée : sans doute c’est un malheur ; mais toutes les larmes de vos yeux ne la rappelleront pas à l’existence. Vous avez juré de lui rester fidèle ; tous les amoureux ont fait le même serment. Monsieur le vicomte, le temps est venu pour vous d’aborder la vie par son côté sérieux. Dieu ne nous a pas mis sur la terre pour pleurnicher comme des enfans. Vous avez à perpétuer votre race ; l’héritage d’un grand nom impose à celui qui le reçoit l’obligation de le transmettre. Écoutez donc ce que vous disent par ma voix les Montflanquin, les Beaudouin et les Lusignan : Vicomte Gaspard, il faut vous marier.

Tout en causant, ils s’étaient dirigés du côté du château et avaient fini par entrer au salon. À ces mots, — il faut vous marier, — Gaspard se laissa tomber dans un fauteuil et cacha sa tête entre ses mains. Il demeura long-temps ainsi, pendant que M. Levrault, debout, immobile, les bras croisés sur sa poitrine, le contemplait d’un œil victorieux. — Je le tiens ! se disait le grand industriel, ivre de bonheur et d’orgueil. — Il est pris ! se disait Gaspard, qui riait dans sa barbe et pétillait de joie.

— Le ciel m’en est témoin, s’écria le vicomte d’une voix étouffée, jamais l’ambition n’eût triomphé dans mon cœur du souvenir de Mlle de Chanteplure. Que me font, à moi, les honneurs, la richesse, la splendeur de ma race, l’éclat de mon blason ? Périsse dans la mémoire des hommes le nom de Montflanquin plutôt que dans la mienne le doux nom de Fernande ! Oui, j’avais juré de lui rester fidèle ; mais, hélas ! le diamant entame le diamant, et l’amour m’a rendu parjure.

Et, comme effrayé de l’aveu qui venait de lui échapper, il colla son front contre le dos du fauteuil où il était assis, afin de dérober son trouble et sa honte aux regards de M. Levrault.

— Eh bien ! monsieur le vicomte, va pour l’amour ! s’écria gaiement le grand manufacturier. Ce n’est pas le premier tour de ce genre qu’aura joué le petit dieu malin. Laure, qui sait son histoire de France sur le bout du doigt, m’a souvent parlé d’un roi que l’amour de sa dame poussa à reconquérir son royaume. Va pour l’amour, monsieur le vicomte ! Pourquoi rougir ? pourquoi baisser les yeux ? pourquoi dérober à ma vue ce noble visage ? Levez la tête, héroïque jeune homme.