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haine superstitieuse qu’ils portent à la civilisation de l’Occident. Ils brûlèrent leurs maisons comme les prisonniers leur cachot, et reprirent leur vie nomade. Les efforts tentés pour les convertir au christianisme n’ont pas été plus heureux. La tâche paraît d’abord facile, car il n’y a rien à détruire dans leur esprit, si ce n’est quelques grossières superstitions. Aussi acceptent-ils sans contradiction tout ce qu’on leur dit sur cette matière, mais ils n’y attachent aucune importance, et ils professent successivement toutes les religions pratiquées dans les lieux qu’ils traversent. « Ils ne croient pas plus à l’ame et à la résurrection, dit un auteur, que les porcs qu’ils engraissent avec le grain qu’ils ont volé. »

Les langues diverses parlées par toutes ces populations mettent encore entre elles d’autres barrières, et ajoutent à la confusion universelle. On parle dans ce petit coin de terre toutes les langues du monde : le latin, le hongrois, le rouman, l’hébreu, l’arménien, le slave, l’ancien cophte, le grec, le turc, le polonais, l’allemand, l’italien, le français, le russe. À une foire de Cronstadt, vous entendez tous ces langages divers de l’Orient et de l’Occident, de l’antiquité et du monde moderne, qui se mêlent, se croisent, se confondent, et sont pour l’oreille ce que le kaléidoscope est pour les yeux[1].

Comment s’étonner que les siècles n’aient pas réussi à fondre en un seul corps de nation toutes ces tribus étrangères ou ennemies, quand elles n’ont jamais pu agir l’une sur l’autre par la parole, se communiquer leurs impressions, s’apprendre leurs instincts et perdre leurs préjugés en les exposant à l’étonnement et à l’antagonisme de leurs voisins ? C’est ainsi que ces populations, renfermées dans cet étroit espace, ont vécu côte à côte, s’ignorant mutuellement, sans se joindre et se pénétrer jamais, sans ressentir cette communauté rapide des sentimens et des idées qui, plus encore que le sol, fait la vraie patrie. Il n’y a pas de patrie commune pour le Hongrois de Cronstadt et le magnat hongrois ou le paysan valaque. Le véritable concitoyen du premier, c’est le marchand allemand de Vienne ou de Berlin chez lequel il a été reçu dans ses voyages ; celui du noble hongrois ou szekler, c’est le député de Pesth ou de Debreczin avec lequel il travaille pour la propagation de l’empire et de la langue magyare. Quant au paysan valaque, comment pourrait-il être le concitoyen de ses maîtres ? Il n’a d’affection

  1. Rien n’est plus difficile que de se retrouver au milieu de cette diversité de langues : chaque ville a cinq ou six noms, et l’on n’est jamais certain, dans les livres comme dans la conversation, de ne pas appliquer à l’une ce qui a été dit de sa voisine. Ainsi Carlsbourg s’appelle Apulum chez les anciens, ou Alba Julia, Alba Garolina, et Carolopolis dans la latinité moderne ; Karlsbourg en allemand, Karoly Féjervar en hongrois, Belgrad en valaque, etc. ; Hermanstadt est en latin Cibinium, Nagy Szében en hongrois. On raconte l’histoire d’un voyageur qui revint trois fois à Hermanstadt : il s’imaginait avoir à visiter trois villes différentes.