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Caraïbes ou des Iroquois, exposés chaque jour à être égorgés ou rôtis par les sauvages voisins. Je trouve dans l’auteur transylvain que j’ai déjà cité un récit qui peint si bien le contraste de ces deux existences et l’état affreux du pays, que je le rapporterai ici tout entier. La simplicité même de la narration montre combien tout cela était dans la vie commune et de tous les jours.

Le comte Bethlem Niklos allait rejoindre la princesse Bârcsay, dont il était épris depuis long-temps ; le prince venait d’être assassiné, et Bethlem se hâtait d’arriver ; il n’y avait pas de temps à perdre avec cette veuve. Déjà à un premier veuvage, amené aussi par quelque mort violente, Bethlem, qui avait mis trois mois pour revenir de France en Transylvanie, avait trouvé sa belle remariée à Bârcsay. Cette fois, il ne s’agissait que d’arriver du château de Bethlem à celui de Guergheina, distant de vingt lieues de France ; la chance paraissait belle.

À peine avais-je appris le cruel assassinat de Barcsay, dit le comte Bethlem Niklos, que je partis précipitamment pour porter secours et consolation à l’infortunée princesse. J’étais accompagné seulement d’un gentilhomme de nos voisins, nommé Patko, et fort attaché à notre maison. Nous nous mîmes en chemin sans autre escorte, en quoi j’avoue qu’il y avait beaucoup d’imprudence, puisque du lieu d’où nous partions pour nous rendre auprès de cette princesse, il y avait près de huit lieues de Transylvanie, qui en valent près de vingt de France.

« Nous voulions nous rendre à Bistritz, d’où nous espérions arriver de bonne heure au château de Guergheim, où se trouvait la princesse ; mais ma mauvaise étoile nous fit tomber dans un gros de Tartares qui commençaient à faire leurs courses de ce côté-là. Nous nous en vîmes entourés en un instant, sans pouvoir nous échapper d’aucun côté ; les barbares, nous ayant liés et garrottés sur nos chevaux, nous amenèrent, vers le coucher du soleil, dans une profonde forêt qu’ils avaient choisie pour leur retraite pendant la nuit ; nous fûmes obligés de les suivre avec toute la tristesse qu’il est facile de concevoir : Lorsque nous fûmes arrivés, ils nous lièrent dos à dos, Patko et moi, de doubles cordes qu’ils portent ordinairement pour s’assurer de leurs captifs, et, outre celles qui nous serraient très fort les bras, ils nous en mirent d’autres au-dessus des genoux qui ne nous serraient pas moins, en sorte que nous ne pouvions nous remuer d’aucune façon.

« … Les Tartares égorgèrent un bœuf qu’ils firent griller sur des charbons, et, après un repas copieux, ils s’accroupirent autour de leurs feux dans la posture que les enfans tiennent, à ce qu’on dit, dans le sein de leurs mères, et s’endormirent d’un profond sommeil. Ce spectacle, joint à l’horreur d’une nuit très obscure, le lieu dans lequel il se passait et notre malheureuse situation nous avaient fait garder un profond silence et mis hors d’état de pouvoir penser à ce que nous allions devenir. Patko cependant, qui connaissait bien mieux que moi le caractère de ces barbares, puisqu’il avait été pendant trois ans parmi eux du nombre de leurs prisonniers dans la déroute du prince Rakoczy, en Pologne, et conduit en Crimée, rompit enfin le silence et me dit : « Ces barbares vont