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trouble alors le silence universel attire quelque famille nomade de bohémiens à demi nus, cachée dans l’épaisseur des bois, et alors les sauvages même ne manquent plus à cette scène, qui semble appartenir plutôt au nouveau monde qu’à l’ancien. Mais l’Amérique n’a point de passé : aucune image glorieuse ou mélancolique ne s’attache à ses paysages et à ses rochers ; rien n’y parle au cœur ou à l’esprit de l’homme : ses forêts n’ont vu que l’éternelle cascade, les guerres ou les amours des bêtes sauvages. Les souvenirs de l’homme au contraire et la trace sympathique de son passage sont partout empreints dans notre vieille Europe : c’est la maison paternelle où sont morts nos pères et les frères qui nous ont précédés dans la vie ; partout nous retrouvons leur mémoire ; les scènes de la nature s’animent pour nous de leurs joies ou de leurs douleurs, et le lien mystérieux des générations, comme la chaîne à travers laquelle courent des fluides invisibles, rattache le jour si court de notre existence à tous les siècles qui l’ont précédé.

Ainsi, au milieu même de ces solitudes transylvaines, perdu dans les immenses forêts à travers lesquelles il erre des journées entières, enfoncé dans ce labyrinthe inextricable de montagnes et de vallées, au fond de ces précipices où il ne voit que le lac à ses pieds et le ciel sur sa tête, le voyageur sent bien qu’il n’a pas marché le premier par ces étranges chemins, qu’il est dans le vieux monde, où tant de générations se sont déjà succédé ; il retrouve à chaque pas la trace de l’homme et les monumens de l’histoire. Voici les ruines du camp de Trajan ; là-bas, sous ces grands sapins, se dresse la pierre d’un tombeau turc, surmontée d’un croissant à demi brisé : c’est tout ce qui reste des cent mille Turcs défaits par le vaillant Huniade. Une fontaine à moitié ensevelie dans les roseaux des marécages marque la route que suivirent les croisés du Nord. Plus tard enfin, ces montagnes ont vu les romanesques exploits des Toekély et des Ràkoczy, associés à la politique et aux armes de Louis XIV. Ces lieux sauvages touchent par un côté à la cour du grand roi. Bien des hôtes ont passé dans ces forêts qui s’étaient promenés aussi dans les bosquets de Versailles : le cardinal de Polignac, le marquis de Béthune ; un cousin de Mme de Sévigné, Rabutin, exilé de France après l’éclat d’une aventure de galanterie avec la princesse de Condé. La cruauté de Rabutin égalait son courage. Ce nom, qui, grace à ceux qui l’avoisinent dans notre esprit, ne nous rappelle que des images gracieuses et galantes, est resté comme un monument