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par des concessions sont, à ses yeux, les seuls gens habiles, et, à l’appui de son opinion, Thucydide rattache à l’affaire de Sphactérie les désastres qui accablèrent Athènes quelques années plus tard. Cette manière d’argumenter est aussi facile que de faire des prédictions après les événemens ; mais il oublie que ces désastres furent les conséquences de fautes déplorables qu’on ne peut imputer à Cléon. Athènes, enivrée de ses succès, méprisa ses ennemis, les irrita, les humilia sans les écraser ; puis, comme tous les présomptueux, elle finit par expier cruellement sa folle témérité. Tout cela ne prouve rien contre Cléon. Peut-être après la prise de Sphactérie eut-il le tort de ne pas conseiller une paix glorieuse, mais il ne s’ensuit pas qu’il ne l’eût pas préparée par la vigueur de ses dispositions.

Aux yeux de M. Grote, Cléon est le représentant d’une classe de citoyens nouvelle encore en Grèce au temps de Thucydide, et formée par les institutions populaires de Clisthènes et de Périclès. La constitution athénienne avait ouvert à tous les citoyens la carrière des emplois politiques, mais long-temps elle ne put détruire les vieilles habitudes et le respect enraciné pour les familles illustres. Un fait analogue s’est reproduit à Rome. Lorsque les plébéiens eurent obtenu, après de longs efforts, le droit de prétendre au consulat, ils ne nommèrent d’abord que des patriciens. De même à Athènes, les familles illustres et les grands propriétaires territoriaux furent long-temps, malgré la constitution la plus démocratique, en possession de fournir seuls à la république ses généraux et ses hommes d’état. Périclès, en remettant la discussion de toutes les affaires à l’assemblée du peuple, avait créé le pouvoir des orateurs. Il était lui-même le plus éloquent des Grecs, et il offrit pendant près de quarante années le spectacle admirable d’un talent merveilleux, faisant toujours prévaloir la raison et le bon sens. Après lui, l’éloquence continua à régner dans les assemblées ; mais bien souvent, dans les démocraties, c’est la passion et la violence du langage qu’on appelle de ce nom. Sans doute, Cléon n’eut pas plus l’éloquence de Périclès que son incorruptible probité, mais il continua pourtant sa politique, et l’on ne peut alléguer contre lui aucune violence, aucune mesure contraire aux lois de son pays. On cherche en vain dans ses actes de quoi justifier l’indignation et la haine qui s’attachent à sa mémoire. Vraisemblablement, Cléon demeura au-dessous de sa tâche, car ce n’est pas impunément qu’on succède à Périclès ; mais on peut croire, avec M. Grote, que le grand grief de ses contemporains fut qu’homme nouveau, pour parler comme les Romains, il aspira le premier aux honneurs, et qu’il constata le premier l’égalité des droits de tous les citoyens.

Bien des gens aujourd’hui sauront un gré infini à Cléon d’avoir été corroyeur, et se le représenteront comme un ouvrier démocrate tannant