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de porter votre nom ; mais je suis tout à la fois désintéressée sur mon bonheur, et votre amie : en voilà assez pour vous faire concevoir ma conduite avec vous.

« Je vous le répète, l’engagement que j’ai pris avec vous de ne point me marier a pour moi du charme, parce que je le regarde presque comme un lien, comme une espèce de manière de vous appartenir. Le plaisir que j’ai éprouvé en contractant cet engagement est venu de ce qu’au premier moment votre désir à cet égard me sembla une preuve non équivoque que je ne vous étois pas bien indifférente. Vous voilà maintenant bien clairement au fait de mes secrets ; vous voyez que je vous traite en véritable ami.

« S’il ne vous faut, pour rendre vos bonnes graces aux Muses, que l’assurance de la persévérance de mes sentimens pour vous, vous pouvez vous réconcilier pour toujours avec elles. Si ces divinités, par erreur, s’oublient un instant avec moi, vous le saurez. Je sais que je ne peux consulter sur mes productions un goût plus éclairé et plus sage que le vôtre ; je crains simplement votre politesse. Quant à mes contes, c’est contre mon sentiment, et sans que je m’en sois mêlée, qu’on les a imprimés dans le Mercure[1]. Je me rappelle confusément que mon

  1. On trouve en effet dans le Mercure du 21 ventôse an XI (12 mars 1803) les deux contes suivans, qui diffèrent un peu, par la couleur, des pièces de Lucile citées dans les Mémoires d’Outre-tombe :
    CONTE ORIENTAL.
    L’ARBRE SENSIBLE.

    « Un jour Almanzor, assis sur le penchant d’une colline et parcourant des yeux le paysage qui s’offrait à sa vue, disait au Génie tutélaire de cette charmante contrée : « Que la nature est belle ! Comment l’homme peut-il se priver volontairement du plaisir de voir les moissons ondoyer, les prés se couvrir de fleurs, les ruisseaux fuir et l’arbre se balancer dans les airs ? Arbre superbe, de quelles délices tu jouirois si le ciel t’eût doué « du sentiment ! C’est dans ton sein que se réfugient les oiseaux amoureux ; c’est sur ton écorce que les amans gravent leurs chiffres ; c’est sous ton feuillage que le sage vient rêver au bonheur. Tu prêtes ton abri à toute la nature sensible. Que ne puis-je être toi, ou que n’as-tu mon ame ! — Deviens arbre, indiscret jeune homme, dit à l’instant le Génie ; mais reste Almanzor sous son écorce. Sois arbre jusqu’à ce que le repentir te rende ta première forme. » À peine le Génie a-t-il achevé de parler, qu’Almanzor s’élève en arbre majestueux : il courbe ses superbes rameaux en voûte de verdure impénétrable aux rayons du soleil. Bientôt les oiseaux, les zéphyrs et les pasteurs recherchèrent l’ombrage du nouvel arbre ; mais il ne le prêta jamais qu’à regret à l’indifférence. Cependant la belle et insensible Zuleïma vint un soir se reposer sous son ombre. Bientôt le sommeil ferma doucement ses paupières. Que de graces s’offrirent à l’imprudent Almanzor ! Un frémissement insensible s’empare de ses feuilles. Il incline vers la jeune fille ses rameaux amoureux. Tandis qu’il fait des efforts jaloux pour la dérober à l’univers, Nesser, amant dédaigné de Zuleïma, porte ses pas vers ces lieux ; il voit la fille charmante, et d’une main téméraire il veut écarter le branchage que l’arbre cherche à lui opposer. Nesser est auprès de Zuleima ; il va lui dérober un baiser. L’arbre pousse un gémissement ; Nesser fuit, Zuleïma s’éveille : Almanzor a repris sa première forme. Il tombe aux pieds de la fière Zuleïma, dont le cœur s’attendrit à la vue de tant de prodiges. Que de belles ont à moins perdu leur indifférence !
    « PAR UNE FEMME. »

    CONTE GREC.
    L’ORIGINE DE LA ROSE.

    « Craignant de perdre Rosélia dès son berceau, ses pareras alarmés la consacrèrent à Diane. Bientôt la jeune Rosélia, prêtresse de cette déesse, lui présenta l’encens et les vieux des mortels. Elle ne comptait que seize printemps quand sa mère, par une tendresse sacrilège, l’enleva du temple de Diane pour l’unir au beau Cymédore. « Quoi ! « répétait sans cesse cette mère imprudente en regardant sa fille, quoi ! ma fille ne connaîtra jamais les douceurs d’un hymen fortuné ! Quoi ! les flammes du bûcher funèbre consumeraient tout entière cette beauté si charmante, qui ne laissera pas après elle de jeunes enfans pour rappeler ses traits et pour bénir sa mémoire ! » Rosélia est conduite de l’autel de Diane à ceux d’Hyménée. Là, sa bouche timide profère de coupables sermens, dont son cœur ne connaît pas le danger. Cependant Cymédore, que l’idée de Diane poursuit d’un noir pressentiment, se hâte de sortir avec Rosélia du temple de l’Hymen. Ils en franchissaient les derniers degrés, lorsque Diane leva son mobile flambeau sur la nature. La chaste déesse n’a pas plus tôt aperçu nos époux fugitifs, qu’un trait, semblable à ceux dont elle atteignit les enfans de Niobé, part de sa main immortelle et va frapper le cœur de Rosélia. Un soupir qui vint expirer sur les lèvres de cette vierge épouse fut, dit-on, le seul reproche qu’elle adressa à la déesse. Rosélia chancelle, ses faibles genoux fléchissent sur le gazon qui la reçoit. Transporté de douleur et d’amour, Cymédore veut soutenir son épouse : mais, ô prodige ! il n’embrasse qu’un arbuste qui blesse ses mains abusées. Cependant ce nouvel arbuste, né du repentir de Diane et des pleurs de l’Amour, se couvre de roses, fleur jusqu’alors inconnue. Rosélia, sous cette forme nouvelle, conserve ses graces, sa fraîcheur, et jusqu’au doux parfum de son haleine. L’amour et la pudeur rougissent encore son front, et les épines que Diane fait croître autour de sa tige protègent son sein embaumé. Cette belle fleur sera d’âge en âge également chère à la vierge craintive et à la jeune épouse.
    « PAR LA MÊME. »
    Puis le Mercure ajoute : « Après ces deux morceaux charmans d’une femme qu’une grande timidité empêche de se livrer à un talent réel pour les lettres, on lira avec plaisir ce fragment de Thompson, traduit par une autre femme morte à la fleur de son âge, et que de nombreux amis regrettent encore. » Suit une traduction libre de la fin du premier chant de Thompson, qui est, je le crois bien, de Mme de Farcy, autre sœur de M. de Chateaubriand.