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semble s’oublier lui-même, il s’abandonne : cela se sent à tout instant dans les paroles que lui adressent ses amis. Est-ce la paresse qui l’enchaîne ? N’est-ce pas plutôt quelque douleur ? Tout à l’heure nous y toucherons discrètement.

Mais « il était si sombre, si mélancolique en ces années, me dit un des témoins survivans, que, quand il s’approchait d’une fenêtre, ses amis disaient toujours : Il va s’y jeter. »

Ne voulant que prendre la parole le moins possible, nous mettrons ici, sans interruption, la suite restante des lettres de Chateaubriand à Chênedollé. On y sentira mieux que nous ne le pourrions dire cette impression triste qui résulte d’une liaison étroite qu’on voit se relâcher avec les années ; celle-ci du moins ne se dénoua jamais.


À M. de Chénedollé, à Vire.

«  Paris, 15 ventôse (6 mars 1804).

« Je n’ai pas voulu, mon cher Chênedollé, répondre à votre lettre que m’a transmise le petit Gueneau, avant que mon sort fût entièrement décidé. Maintenant que j’ai accepté la place de ministre dans le Valais et que je suis au moment de mon départ, je vous propose de, m’y suivre, si cela peut vous être agréable. Peut-être ne serez-vous pas très tenté, vu la tristesse de la résidence que je vais occuper ; j’espère, d’ailleurs, ne faire qu’un très court séjour à Sion, et je ferai solliciter par mes amis quelque place obscure dans une bibliothèque[1], qui me fixe à Paris l’hiver prochain. — Si tout cela ne vous alarme pas, venez sur-le-champ me rejoindre à Paris, ou chez Joubert à Villeneuve-sur-Yonne, en cas que j’eusse déjà quitté Paris. Il ne vous faut que l’argent du voyage jusque-là ; je me charge du reste. Venez ou répondez-moi sur-le-champ au Singe violet, rue Saint-Honoré, près la rue de l’Échelle, chez Joubert Lafond[2].

« Mon cher ami, nous sommes très malheureux, et je crois connoître les nouveaux chagrins dont vous voulez me parler. Mon plus grand désir est de finir ma vie avec vous, et, si nous en avons la ferme volonté, j’espère que nous nous réunirons un jour et que nous achèverons ensemble cette triste vie qui ne mène à rien[3] et qui n’est bonne à rien. Je vous embrasse mille fois du fond de mon cœur. CH. »

  1. Ceci passe presque la mesure de ces illusions qu’une imagination de poète a le droit de se faire à elle-même. Il en est de ce coin de bibliothèque comme de cette chaumière qui revient sans cesse, et où il ne veut, dit-il, que planter ses choux. Ce n’est qu’une manière de dire. Il sait bien au fond qu’il n’en est rien, et lui-même en est convenu à propos d’un pareil vœu qui lui échappe dans l’Itinéraire : « Je me demandais si j’aurais voulu de ce bonheur ; mais je n’étois déjà plus qu’un vieux pilote incapable de répondre affirmativement à cette question, et dont les songes sont enfans des vents et des tempêtes. » Ce vieux pilote avait commencé de bonne heure en lui.
  2. M. Joubert le cadet, depuis conseiller à la cour de cassation.
  3. Voici une de ces paroles qui sont comme une lueur sombre. Ceux qui ont connu d’alors M. de Chateaubriand nous ont souvent dit comment il était revenu de Rome tout repris d’incrédulité. Il confesse en ses Mémoires qu’il eut dans sa vie plus d’une reprise de cette sorte ; mais ce n’est ni le lieu ni le moment de démêler ce point délicat.