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ouvrages. Jusque-là tout se ressemble. Pendant plus de deux ans, nous ne fûmes presque pas un seul jour sans nous voir ; mais bientôt nos chemins se séparèrent : notre fortune devint toute différente… » On sait assez cette différence : mais il y eut quelques années d’une intimité véritable à laquelle il nous faut assister. Laissons M. de Chateaubriand nous y introduire lui-même avec une familiarité aimable qu’il ne gardera pas toujours à ce degré. Chênedollé avait quitté Paris, et était rentré à Vire dans sa famille, le 5 août 1802, après onze ans d’exil.

À M. de Chênedollé[1].

« 11 septembre 1802.

« Je vous entends d’ici, mon cher ami, accuser l’amitié et les hommes. Vous me voyez déjà oubliant nos promenades, nos conversations, et ces bons jours où l’on est si malheureux et où l’on s’aime tant. Tout cela est injuste, et vous calomniez votre meilleur ami. Il ne se passe pas de jour dans la petite société[2] que nous ne disions : « Chênedollé disoit ceci, Chênedollé disoit cela. » Nous vous associons à tous nos projets, et vous êtes un des membres principaux et nécessaires de la colonie que nous voulons établir tôt ou tard au désert.

« Mais cette colonie, mon cher ami, quand l’établirons-nous ? Tous les jours voient se former et s’évanouir nos espérances ; vous savez ma manière de pousser le temps, de vivre dans les projets et les désirs, et puis, si je rentre en moi-même, je suis Gros-Jean comme devant. Rien de déterminé encore sur mes destinées futures. Cependant j’approche du dénoûment, car j’achève la correction de mes gros volumes[3], et je me mets sur-le-champ à la poursuite des grandeurs. Si je n’obtiens pas dans un mois ce que je demanderai, je me désisterai de la poursuite, et Dieu sait ce que je deviendrai, si je ne puis parvenir à planter des choux ; car, vous le savez, n’en plante pas qui veut.

« Que faites-vous là-bas ? Travaillez-vous ? Souvenez-vous qu’il nous faut les quatre chants pour essayer, et puis le poème épique, si le public juge comme vos amis ; et si le public ne juge pas comme cela, peu importe ; le public est un sot. Ginguené vient de publier ses articles en forme de brochure. Fontanes ne m’a pas encore défendu ; il dit qu’il le fera ; Dieu le veuille[4] ! Apprêtez-vous, mon cher enfant, à venir nous retrouver bientôt, car le moment approche où notre sort va être déterminé d’une manière ou de l’autre. Écrivez-moi, et aimez-moi aussi tendrement et aussi constamment que je vous aime. Toute la société vous dit mille et mille choses excellentes, et moi je vous embrasse du fond de mon cœur. C.

« Vous avez dû recevoir une lettre de Mme de Beaumont ? »

  1. La plupart de ces lettres sont adressées : Au citoyen Saint-Martin fils, chez le citoyen. Saint-Martin père, à Vire. Nous avons dit que Saint-Martindon était le nom de terre que portait le père de Chênedollé ; mais Saint-Martin était plus commun ; et plus commode en temps de révolution.
  2. La société de Mme de Beaumont, qui se composait habituellement de Joubert, Fontanes, M. Molé, Gueneau de Mussy, Mme de Vintimille et M. Pasquier.
  3. Le Génie dit Christianisme, qu’il corrigeait pour la seconde édition.
  4. Il le fit précisément à quelques jours de là, dans son second extrait sur le Génie du Christianisme, inséré au Mercure. (1er jour complémentaire de l’an X.)