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Le mot de roués est échappé tout à l’heure en effet, dans cette société de Hambourg, Chênedollé vit en abrégé tout un pêle-mêle des derniers types du XVIIIe siècle ; il y prit une idée exacte du monde et des salons qu’il n’avait pu voir à Paris. La société habituelle de Rivarol à Hambourg, durant ces années, était tout ce qui passait de distingué dans cette ville et tout ce qui y séjournait un peu ; je cite au hasard Mme de Fougy, la princesse de Vaudemont, Mme de Flahaut, « qui faisait, quand elle le voulait, des yeux de velours ; » Alexandre de Tilly, « louvoyant entre la bonne et la mauvaise compagnie, agréable dans la bonne, exquis dans la mauvaise ; » Armand Dulau, « l’homme qui avait porté le plus de grace dans l’ignorance ; » Baudus, directeur du Spectateur du Nord, « qui avait le style grisâtre ; » l’abbé Louis et l’abbé de Pradt, tous deux rédacteurs[1] ; le duc de Fleury, le duc de La Force, le comte d’Esternod, M. de Talleyrand, de beaux débris de l’ancien monde ; l’abbé Delille[2] ; l’aimable philosophe Jacobi ; l’abbé Giraud, « qui disait à tout propos : C’est stupide, tellement que Rivarol prétendait qu’il laissait tomber partout sa signature ; » et bien d’autres encore. Le jeune émigré apprit là mille bonnes histoires de l’ancienne société, la plupart meilleures que je ne puis dire ici. Rivarol faisait poser devant lui les personnages et les jouait à ravir. Par exemple, voulait-il peindre, chez Lally-Tolendal, le mélange singulier de la sensiblerie et de la gourmandise, il avait imaginé un monologue de Lally à souper, racontant les horreurs de la révolution : « — Oui, messieurs, j’ai vu couler ce sang ! — Voulez-vous me verser un verre de vin de Bourgogne ? — Oui, messieurs, j’ai vu tomber cette tête ! — Voulez-vous me faire passer une aile de poulet ? » Rien n’était plus gai que ce jeu de scène. — Dans un tout autre genre, ce dut être aussi de bonne source, et sans doute auprès des Brazais et des de Pange, que Chênedollé apprit sur André Chénier et sur ses sentimens philosophiques des détails intimes qu’il a résumés dans une note bien brève, et que je livre comme je la trouve, sans rien qui l’explique : « André Chénier était athée avec délices. »

  1. Ainsi, dans le Spectateur du Nord de mars et d’avril 1797, les Lettres d’un officier allemand sur la guerre, signées D…, sont de l’abbé de Pradt, et les Lettres sur la situation des finances en Angleterre, signées G…, sont de l’abbé Louis.
  2. J’ai donné quelques détails sur la réconciliation de Rivarol et de l’abbé Delille dans un article sur ce dernier (Portraits littéraires, tome II, p. 89, 1844). — Chênedollé, d’ailleurs, ne rencontra point Delille à Hambourg ; il ne le vit pour la première fois que le 28 janvier 1808 à Paris. Delille lui raconta avec beaucoup de grace son entrevue avec Rivarol ; il l’avait abordé avec ce vers :
    Je t’aime, je l’avoue, et je ne te crains pas.
    Un Hambourgeois présent, se croyant bien fin, lui avait dit : « C’est plutôt le contraire. » Delille ajoutait de Rivarol : « C’est le plus aimable vaurien que j’aie rencontré. »