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que « Rivarol avait déjà dans son talent quelque chose de ce qu’on a depuis appelé le romantisme ; il avait senti la nécessité de retremper la langue, de lui donner plus de franchise, plus de mouvement et d’abandon, de créer en peignant. » Il avait dans la prose, mais dans la prose seulement[1], l’instinct de ce que l’école romantique de l’l’art a essayé d’introduire depuis ; il y a un Hazlitt français dans Rivarol.

Y avait-il également un Burke ou un Bonald, et mieux qu’un Bonald ? Chênedollé le pensait. Dès sa seconde entrevue, un matin, Rivarol lui lut le début de son ouvrage sur la Théorie du Corps politique : Aucun morceau de prose ne m’a jamais fait autant d’effet. Il est évident que Rivarol, dans ses quatre chapitres sur la nature et la formation du corps politique, a voulu lutter contre les chapitres sur l’homme, de Pascal. » Et Chênedollé, poussant plus loin cette comparaison que j’ose indiquer à peine, trouvait que les deux ouvrages avaient eu pareille destinée. Celui de Rivarol, écrit en effet sur de petites feuilles volantes, sur de petits morceaux de papier, les uns enfilés par liasse, les autres entassés confusément dans de petits sacs, ne s’était retrouvé qu’en fragmens, — comme les immortelles Pensées. Là se borne pour nous la ressemblance. Il serait plus exact de le comparer au manuscrit de Bergasse sur les mêmes matières, qui fut, je crois, détruit dans un incendie. Une grande partie du manuscrit de Rivarol fut volée (à la lettre) par l’abbé Sabatier de Castres, qui le pilla et le défigura à sa manière dans l’ouvrage de la Souveraineté, imprimé à Hambourg en 1806. Un court chapitre intitulé de la Souveraineté du Peuple, par Rivarol, fut publié à Paris en 1831, et Chênedollé ne dut pas y être étranger. J’ai sous les yeux de nombreux essais de mise en ordre et de rédaction dans lesquels ce dernier, en disciple fidèle, tenta jusqu’à la fin de sa vie de recomposer et de restituer une œuvre dont la perte lui semblait un malheur irréparable pour la cause des justes doctrines politiques[2]. Nous ne saurions nous hasarder ici dans une discussion

  1. Quand il s’agissait de poésie, Rivarol ne sortait guère des habitudes et des conceptions de son temps ; il disait, par exemple : « Le pauvre Diable est le chef-d’œuvre de la satire, rien n’est plus rapide, plus animé, plus piquant à la fois et plus pittoresque ; mais Voltaire, en peignant le cordonnier, a eu tort de le nommer. Au lieu de
    Le cordonnier qui vient de ma chaussure
    Prendre à genoux la forme et la mesure…
    il fallait mettre : l’humble artisan qui vient, etc. La poésie doit toujours peindre et ne jamais nommer. » Je n’examine pas si Rivarol a tort ou raison ; mais, pour être alors un critique original en matière de poésie, il aurait fallu qu’il dît autre chose. Renouveler le pittoresque et introduire le naturel, c’était le double conseil à donner aux poètes, et il n’en parle pas.
  2. Vers 1833, Chênedollé écrivait au frère de Rivarol, possesseur des papiers qu’on avait pu recouvrer : « De tous ces papiers, on pourrait, je crois, extraire un petit volume extrêmement substantiel, qui n’excéderait pas de beaucoup les dimensions du Contrat social, où tout serait pensée et résultat, et qui comprendrait toute la doctrine politique de votre frère. Si vous êtes assez bon pour me communiquer votre manuscrit, je crois être dans le cas, avec ce que je puis posséder moi-même de fragmens et de souvenirs, de rédiger ce volume comme aurait pu faire votre frère : tant je m’étais pénétré de ses idées, et tant il a laissé en moi une profonde empreinte de son génie. » Ce frère de Rivarol, à quai Chênedollé écrivait cette lettre, est celui dont Rivarol disait : « Mon frère a de l’esprit quand il me quitte ; c’est ma montre à répétition. »