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dramatique. Il ne le trouvait supérieur que dans la poésie fugitive, et là seulement Voltaire avait pu dompter l’admiration de Rivarol et la rendre obéissante. « Sa Henriade, disait-il, n’est qu’un maigre croquis, un squelette épique, où manquent les muscles, les chairs et les couleurs[1]. Ses tragédies ne sont que des thèses philosophiques froides et brillantes. Dans le style de Voltaire, il y a toujours une partie morte : tout vit dans celui de Racine et de Virgile. L’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, mesquine parodie de l’immortel Discours de Bossuet, n’est qu’une esquisse assez élégante, mais terne et sèche, et mensongère. C’est moins une histoire qu’un pamphlet en grand, un artificieux plaidoyer contre le christianisme et une longue moquerie de l’espèce ha« maine. Quant à son Dictionnaire philosophique, si fastueusement intitulé la Raison par alphabet, c’est un livre d’une très mince portée en philosophie. Il faut être bien médiocre soi-même pour s’imaginer qu’il n’y a rien au-delà de la pensée de Voltaire. Rien de plus incomplet que cette pensée : elle est vaine, superficielle, moqueuse, dissolvante, essentiellement propre à détruire, et voilà tout. Du reste, il n’y a ni profondeur, ni élévation, ni unité, ni avenir, rien de ce qui fonde et systématise. » Ainsi disant, il faisait la revue des principaux ouvrages de Voltaire, et les marquait en passant d’un de ces stigmates qui laissent une empreinte ineffaçable, semblable à la goutte d’eau-forte qui creuse la planche de cuivre en y tombant. Il finit par se résumer dans cette phrase que j’ai déjà citée ailleurs[2] : « Voltaire a employé la mine de plomb pour l’épopée, le crayon pour l’histoire, et le pinceau pour la poésie fugitive[3]. »

« Enhardi par l’accueil aimable que Rivarol me faisait, je me hasardai à lui demander ce qu’il pensait de Buffon, alors l’écrivain pour moi par excellence.« Son style a de la pompe et de l’ampleur, me répondit-il, mais il est diffus et pâteux[4]. On y voit toujours flotter les plis de la robe d’Apollon, mais souvent le dieu n’y est pas. Ses descriptions les plus vantées manquent souvent de nouveauté, de création dans l’expression. Le portrait du Cheval a du mouvement, de l’éclat, de la rapidité, du fracas. Celui du Chien vaut peut-être mieux encore, mais il est trop long ; ce n’est pas là la splendide économie de style des grands maîtres. Quant à l’Aigle, il est manqué : il n’est dessiné ni avec une vigueur assez mâle, ni avec une assez sauvage fierté. Le Paon aussi est manqué : qu’il soit de Buffon ou de Gueneau, peu importe ; c’est une description à refaire. Elle est trop longue, et pourtant ne dit pas tout. Cela chatoie plus encore que cela ne rayonne. Cette peinture manque surtout de cette verve intérieure qui anime tout, et de cette brièveté pittoresque qui double l’éclat des images en les resserrant. Pour peindre cet opulent oiseau, il fallait tremper ses pinceaux dans le soleil, et jeter sur ses lignes les couleurs aussi

  1. Il disait de la Henriade encore, « qu’il se serait bien gardé d’en corriger les épreuves ; il connaissait trop bien le prix des fautes d’impression. Qui sait ? le hasard pourra produire quelque beauté. » Il prétendait que, dans une vente de livres, la Henriade était restée pour paiement à l’huissier.
  2. Au tome V, page 332, des Œuvres de Rivarol.
  3. Cette conclusion est bien prétentieuse dans sa forme. Dureté pour dureté, j’aime mieux de Rivarol cet autre jugement si méchamment spirituel sur Voltaire : « Quand il s’observe, il n’est pas même exact ni vrai ; et quand il s’abandonne, il n’étonne jamais. »
  4. Rivarol était un peu ingrat envers Buffon, qui avait dit de sa traduction de Dante que c’était, en fait de style, une suite de créations.