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grie. Tel était le but de la mission extraordinaire donnée récemment au général Grabbe, aide-de-camp de l’empereur. Le général Grabbe n’a pas été heureux. Réchid-Pacha a trouvé, pour repousser les propositions du cabinet moscovite, les accens d’un vrai patriotisme ; le divan tout entier s’est associé à ces sentimens énergiques. Cette honnête et loyale politique du sultan, qui depuis une année marche modestement au milieu des écueils, a tout d’un coup pris feu et fait explosion. Une nouvelle et décisive démarche auprès des deux cabinets de l’Occident s’en est suivie, et les questions les plus précises leur ont été posées : Que feriez-vous dans le cas d’une guerre entre le sultan et le czar ? Jusqu’où irait votre action, le cas échéant ? À quoi il paraîtrait que la réponse des deux ambassadeurs a été tout aussi franche que la situation était claire ; ils auraient dit, en effet, qu’ils feraient respecter le traité protecteur des détroits aussi long-temps que la Turquie le respecterait, et qu’ils n’abandonneraient pas le sultan au mauvais vouloir des Russes tant qu’il ne s’y livrerait pas lui-même.

La Russie se voit donc aujourd’hui jetée dans des conjonctures assez embarrassantes en présence des engagemens chevaleresques qu’elle a pris avec le cabinet de Vienne et de cette rupture d’une négociation sur le succès de laquelle elle comptait sans doute pour les remplir. Il lui serait difficile de reculer, soit qu’elle ait déjà le pied sur le territoire autrichien, soit qu’elle hésite encore, car elle a promis trop haut pour ne pas tenir. Il n’est peut-être pas moins difficile d’avancer parce que les éventualités de la question turque posée sous un jour nouveau ne lui permettent pas de tirer trente mille hommes des principautés sans s’exposer à perdre le fruit de l’occupation.

En somme, nous ne pensons pas que le cabinet de Saint-Pétersbourg se fût si fort pressé d’engager sa parole à l’Autriche, s’il avait pu prévoir que les événemens marcheraient si vite sur les bords du Danube, et surtout que la Turquie, à bout de patience, deviendrait elle-même un obstacle. C’est là le trait particulier qui nous frappe dans la politique actuelle du cabinet russe, et c’est le point grave sur lequel il nous semble que la diplomatie doit avoir les yeux fixés. Veut-on paralyser l’action de la Russie dans les affaires de l’Europe ? Le vrai champ de bataille diplomatique, c’est Constantinople ; mais, si l’on veut réussir, peut-être le moment est-il arrivé de prendre à cet égard un parti. Supposez que la Russie échappe aux difficultés qu’elle vient de se créer par trop de précipitation, sa force militaire s’accroît peu à peu ; dans six mois elle aura en ligne les deux cent mille hommes qui lui sont nécessaires pour combattre hors de chez elle, et il ne sera pas aussi facile de l’amener aux transactions que l’on est en droit d’exiger d’elle. Alors, en effet, elle sera en mesure de faire face avec chance de succès au double danger de la guerre en Autriche et en Turquie, et de s’imposer peut-être aux populations slaves de l’empire de Habsbourg ainsi qu’elle s’est imposée naguère aux Valaques, aux Hellènes et aux Serbes de l’empire des sultans.

Il faut à l’équilibre européen une Autriche comme il lui faut une Turquie. Les libéraux de tous les pays reconnaissent ce grand intérêt de conservation en ce qui touche Constantinople, l’histoire d’un siècle entier leur montre les czars acharnés à la perte des sultans. Cependant le parti démocratique s’obstine encore à fermer les yeux à l’évidence en ce qui regarde Vienne, tant la maison