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mais il peut arriver qu’un jour le sot soit à Paris, et si ce jour-là l’homme de génie était sur le trône à Madrid, qu’adviendrait-il de ma dynastie ? » Cette inquiétude pour sa descendance, qui était une des grandes préoccupations de Napoléon, l’amena peu à peu à chasser Ferdinand et son père.

Cette inquiétude n’était pas la seule qui préoccupât Napoléon. Il se voyait pressé de prendre un parti en Espagne et d’en finir ; car il sentait que les amitiés qu’il avait contractées au nord ne présentaient pas des conditions de durée. L’empereur Alexandre s’était, il est vrai, payé d’embrassades à Tilsitt ; mais il avait payé Napoléon en même monnaie, et rien n’était moins solide que l’alliance qui fut alors plutôt ébauchée que conclue entre les deux empires. Alexandre goûtait fort les manières réservées de Savary, envoyé de Napoléon en Russie, et le protégeait, par ses prévenances, contre les froideurs polies, mais hautaines, de la société de Saint-Pétersbourg. Dans son désir sincère de plaire à Napoléon, sans abandonner des prétentions qu’il était difficile de faire agréer à son nouvel allié, il avait fait choix de M. de Tolstoy pour son ambassadeur à Paris, et lui avait recommandé de se conformer aux goûts de l’empereur, de le suivre à la chasse, à la guerre, de le rassurer sur les accusations de versatilité qui pouvaient être adressées au cabinet russe. Il demandait à Napoléon l’autorisation de faire élever en France les cadets destinés à servir dans la marine russe, qu’on envoyait avant en Angleterre, où ils contractaient ce que l’empereur Alexandre nommait avec adresse un fâcheux esprit ; il demandait des armes françaises pour ses troupes armées de fusils de mauvaise qualité, disant, avec non moins de finesse, que les deux armées, étant destinées à servir les mêmes desseins, pouvaient avoir des armes communes ; il envoyait à Napoléon les plus belles zibelines de la Sibérie, et lui écrivait familièrement qu’il voulait être désormais son marchand de fourrures : Napoléon n’en distinguait pas moins la pointe d’un aiguillon sous les courtois procédés et les flatteuses paroles de l’empereur Alexandre. Napoléon, de son côté, avait beau employer ses plus séduisantes, ses plus irrésistibles manières ; offrir, en retour des présens russes, les somptueux produits de Sèvres ; envoyer M. de Caulaincourt comme ambassadeur en Russie, en échange de M. de Tolstoy : l’empereur Alexandre se sentait les mains vides dans ce marché ; il insistait sans cesse près de Caulaincourt, comme il avait fait près de Savary, pour la réalisation de ce qu’il appelait les engagemens de Tilsitt, c’est-à-dire pour le démembrement de l’empire turc à son profit, et Napoléon ne pouvait se dissimuler qu’il n’obtiendrait le concours réel de la Russie, dans sa querelle avec l’Angleterre, qu’en abandonnant les provinces du Danube.

L’alliance russe n’était donc étayée que sur des sentimens personnels,