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semblent aux arabesques de certains maîtres d’écriture ; on ne peut plus lire le texte.

Un livre humoristique est le plus rare produit de l’art. Voyage sans boussole sur un océan sans limites, Sterne, Jean-Paul et Cervantes, navigateurs de génie, ont seuls pu l’accomplir ; assurément M. Melville n’y est point parvenu. Bien qu’il débute par la féerie pour continuer par la fiction romanesque et essayer ensuite de l’ironie et du symbole, les élémens disparates se brisent en criant sous sa main novice. Que d’études, de réflexions et de travaux, quelle science du style, quelle puissance de combinaison et quel progrès de civilisation ne faut-il pas pour créer Rabelais, Swift ou Cervantes ! Ne nous étonnons pas que Mardi ait tous les défauts de la littérature anglo-américaine naissante, et cherchons ce qu’il contient de remarquable et de nouveau. Observons le développement curieux d’une nationalité de seconde création, et souvenons-nous qu’il y a des maladies de croissance et que les hommes comme les races ne se développent pas seulement par leurs vertus.

Un Américain, M. Melville lui-même, est engagé comme matelot sur un vaisseau baleinier en partance pour les îles de la Sonde. Cet engagement, qui ne doit durer qu’un espace de temps limité, est valable seulement pour certains parages ; mais les vents et la mer sont changeans. Un long calme enchaîne le navire ; le capitaine privé de ses bénéfices change le plan de son expédition, et il annonce à l’équipage que son intention est de se diriger vers le Spitzberg pour y chercher les cachalots et les baleines. « Vous manquez à votre engagement, lui dit Melville ; j’ai passé traité avec vous pour vous accompagner sous d’autres latitudes. Je ne veux pas vous suivre. Partez si vous pouvez, lui répond le capitaine qui rentre dans sa cabine après avoir jeté à son subordonné cet étrange défi. » L’Américain l’accepte tacitement, grimpe sur les haubans, et là confère avec le vieux Jarl, son ami d’enfance, sur les moyens de s’emparer d’une des chaloupes baleinières suspendues au flanc du navire et toutes bien outillées. Jarl est un loup de mer, athlétique comme un Scandinave des temps païens, bronzé et silencieux comme une statue, dévoué à son ami, incapable de trembler devant aucun péril, prudent néanmoins et redoutable, un, véritable Viking, un de ces rois de la mer que la Norvège et le Danemark jetaient au Ve siècle sur les côtes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. Jarl n’est pas trop de l’avis de son compagnon ; mais Melville le désire, et Jarl obéit. Pendant une nuit obscure, le vaisseau filant peu de nœuds à l’heure et le timonier sommeillant à demi sur la roue du gouvernail, la chaloupe est lentement abaissée ; les deux fugitifs, munis de provisions qu’ils ont préalablement dérobées, se lancent sur l’immense Océan Pacifique, et leur entreprise est accomplie. L’enlèvement nocturne de la chaloupe, les péripéties des dix-huit jours passés