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courant tout l’espace qui me séparait d’un bosquet touffu dans lequel je me jetai tête baissée, comme un plongeur dans la mer. Quelle sensation délicieuse j’éprouvai ! Il me semblait être enveloppé d’un élément de vie nouvelle, rempli de fraîcheur, de murmures, de bruits liquides et de saveurs enivrantes. Que l’on parle tant qu’on voudra de l’action rafraîchissante et tonique des bains de mer un bain dans les feuillages ombreux de Tior, sous les cocotiers ou les palmiers, au milieu de cette atmosphère digne de l’Éden, est chose plus délicieuse encore. Comment décrire le paysage qui s’offrit à moi quand je sortis de cette verdoyante retraite ? La vallée étroite, avec ses parois escarpées et drapées de vignes-vierges, formant d’une cime à l’autre une arcade sculpturale de rameaux et de festons transparens, semblait m’ouvrir une longue baie de verdure qui, à mesure que j’avançais, s’élargissait pour former la plus magnifique vallée que j’aie jamais vue. »


C’est précisément ce style descriptif, ce talent de coloriste un peu exagéré peut-être et choisissant de préférence les touches vives et brillantes, qui a valu à M. Melville sa réputation d’écrivain fantastique. Toute cette féerie du paysage polynésien séduit le mousse, qui, accompagné de son camarade le matelot Richard Green, déserte un beau jour. Une ondée les force à prendre asile au fond de quelques canots de guerre amarrés sur la rive, après quoi ils se dirigent ensemble vers une colline assez élevée, couronnée d’une épaisse forêt.


« Quand nous approchâmes du pied de la colline, dit-il, nous nous trouvâmes arrêtés par une masse de grands joncs de couleur jaune, extrêmement serrés, colonnade compacte formée de baguettes aiguës, souples et dures comme autant de barres d’acier. Nous cherchâmes en vain une route plus praticable, et nous reconnûmes avec douleur que la forêt de joncs s’élevait jusqu’au milieu de la colline. Point de percée, aucun sentier. Il fallait se frayer un passage de vive force au milieu de ces baïonnettes. Nous changeâmes notre ordre de marche. Étant le plus vigoureux des deux, je passai devant et laissai Toby à l’arrière-garde. Ce que ma force et mon adresse pouvaient accomplir dans cette occurrence, je le tentai, abattant et maintenant à droite et à gauche les dents serrées de ce peigne naturel et gigantesque au milieu desquelles nous nous trouvions pris comme deux souris dans un énorme engrenage. Bientôt je désespérai de réussir. Les tiges flexibles et dures se repliaient sans cesse malgré tous mes efforts. Furieux de rencontrer un obstacle si peu attendu et si redoutable, je me jetai de tout le poids de mon corps sur ces longues épines pour les briser ; les éclats m’ensanglantaient et je me relevais pour recommencer. À force de répéter cet exercice, nous avançâmes de quelques pas, et je tombai vaincu par la fatigue, couvert de sueur. Toby, petit homme mince et maigre, ayant pendant vingt minutes recueilli le bénéfice de mes efforts, voulut me relayer et se mit à l’avant-garde avec très peu de succès. Les joncs avaient le dessus ; il fallut que je reprisse mon poste. Le corps ruisselant de sang et de sueur, et tout lardés des éclats des joncs brisés, nous atteignîmes à peu près la moitié du taillis ; la pluie qui avait recommencé cessa, et l’atmosphère devint brûlante au-delà de toute expression. L’élasticité des joncs les relevait de tous côtés ; ils arrêtaient