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d’infortune Melville, et il prie M. l’éditeur d’insérer sa lettre ; il espère qu’elle sera répétée par les feuilles d’Albany, de Boston et de New-York, et qu’elle parviendra à la connaissance de Melville. »

La lettre de Toby ne persuada personne ; on ne douta pas que tout ne fût arrangé d’avance : comment en effet aller aux preuves et vérifier les noms, les dates et les faits ? Toby se porte caution de Melville qui se porte caution de Toby, et tous deux ont pour garant le brave éditeur de Buffalo, qui reçoit d’eux à son tour son brevet de véracité. Mascarille répond de Jodelet et Jodelet de Mascarille. L’affaire se compliquait et la galerie s’en amusait fort ; il y avait là pour les spéculateurs américains de quoi deviner, spéculer, conjecturer et calculer (guessing, speculating and calculating). Bref, c’était une assez piquante introduction des chances des paris et des hasards du jeu dans le domaine de la littérature. M. Hermann Melville poussa sa pointe en véritable enfant des États-Unis : going ahead (aller de l’avant) y est le mot d’ordre universel. Le go-ahead system, l’entreprise, l’en-avant, emportent aujourd’hui la plus allante, la plus active nation du globe, the smartest nation in all creation. « Nos mères, dit à ce propos un Américain de beaucoup d’esprit, se dépêchent de nous mettre au monde ; nous nous dépêchons de vivre ; on se dépêche de nous élever. Nous faisons notre fortune en un tour de main ; nous la perdons de même, pour la rebâtir et la reperdre encore en un clin d’œil. Notre corps fait dix lieues à l’heure ; notre esprit est à haute pression ; notre vie file comme une étoile ; notre mort est un coup de foudre. » M. Hermann Melville se dépêcha donc de mettre à profit son premier succès ; il donna vite une suite à Typee (Taïpie), raconta les aventures de son pauvre Toby et intitula cette suite Omoo (Omoû). Les mêmes qualités ou à peu près se retrouvaient dans le second ouvrage qui eut moins de succès ; ce sont des fragmens du journal de voyage qui a dû servir à composer Typee. La réputation du conteur était faite. Chacun convenait que M. Hermann Melville avait infiniment d’imagination, qu’il inventait les plus curieuses extravagances du monde, et qu’il excellait, comme Cyrano de Bergerac, dans la mystification du genre sérieux.

Après avoir lu Typee et Omou, il me restait, comme je l’ai dit, bien des doutes sur la justesse de cette opinion qui avait prévalu en Amérique et en Angleterre, et que l’on trouve consignée dans la plupart des journaux et des revues où les « romans » de M. Melville sont analysés. La fraîcheur et la profondeur des impressions reproduites dans ces livres m’étonnaient ; j’y voyais un écrivain moins habile à s’amuser d’un rêve et à jouer avec un nuage que gêné d’un souvenir puissant qui l’obsède. Type du caractère anglo-américain, vivant pour la sensation et par elle, curieux comme un enfant, aventureux comme un sauvage, se jetant la tête la première dans des entreprises inouies et