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précédente, tandis que le roman s’oublie et perd son mérite, parce qu’il ne peut pas changer, et que la vieillesse s’empreint bien vite sur ses traits. Le roman, quand il est bon, dure à peine la vie d’une génération ; la légende suffit à plusieurs siècles.

Nous avons cherché à définir ce que c’était que l’épopée naturelle : voyons l’épopée littéraire. Le mérite de l’épopée littéraire, c’est de suivre en quelque sorte l’épopée naturelle. L’épopée littéraire travaille sur l’épopée naturelle ; elle la coordonne et la rédige. Plus l’épopée littéraire se rapproche de l’épopée naturelle, plus elle est vraie. Pour cela il faut plusieurs conditions : ainsi, il faut qu’il y ait une analogie quelconque entre l’épopée que chante le poète et l’époque à laquelle il appartient lui-même. Une époque ne peut faire l’épopée que d’une époque analogue. Ainsi, un siècle industriel ne peut pas faire l’épopée chevaleresque, ni un siècle incrédule l’épopée religieuse. C’est par là que pèchent ordinairement les épopées littéraires.

La Messiade (et ici je ne parle pas seulement de celle de Klopstock, je parle de toutes celles qui, sous des noms différens, ont précédé le poème allemand, et qui toutes ont essayé de chanter la rédemption chrétienne) est une épopée littéraire ; mais elle a été précédée par une épopée naturelle qui l’inspire et qui la soutient. Cette épopée naturelle, l’histoire du Sauveur, a deux faces : dans l’Évangile, sa face de vérité, et dans les apocryphes, dans les légendes, sa face de superstition ou d’imagination. La légende a toujours vécu à côté de l’Évangile, l’épopée naturelle à côté de l’épopée littéraire ; car, à toutes les époques de l’histoire de l’église, il y a eu des poètes lettrés qui essayaient de chanter Jésus-Christ et la rédemption de l’humanité et en même temps des légendaires qui faisaient le même récit à leur manière. Tantôt ces deux épopées parallèles se touchaient, et les poètes lettrés empruntaient aux poètes populaires ; tantôt elles se séparaient, sans pourtant jamais se contredire, surtout de la part de la légende. La légende, en effet, n’a jamais contredit l’Évangile ; elle s’est contentée d’y ajouter ; elle a complété pour le peuple la religion par la superstition. J’aurai soin, d’une part, dans l’étude que je veux faire de l’épopée chrétienne, de noter la marche parallèle de ces deux récits et le commerce qui s’établit entre les deux épopées. Nous verrons aussi, d’autre part, quand nous arriverons à Klopstock, que son mérite est d’avoir réuni dans son poème ces deux épopées, l’épopée naturelle et l’épopée littéraire, et d’avoir donné par là à la Messiade sa dernière forme et sa plus belle expression.


SAINT-MARC GIRARDIN.