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les destinées de la France. Il n’y a qu’une catégorie d’hommes qui puisse aujourd’hui vraiment connaître notre nation : ce sont ceux qui, nés le plus bas, sont obligés de prendre le plus d’élan pour arriver, ceux que les vicissitudes du sort promènent successivement par toutes les conditions, ceux qui prennent l’existence comme un jeu, ceux dont la vie est une révolution perpétuelle, ceux qui courent sous l’éperon de la pauvreté : Quos paupertas impulit audax. Ce sont les aventuriers, les bohémiens.


V

Telle est, en un rapide aperçu, l’anarchie sociale qui, après soixante années de révolution, s’étendait sous la surface du gouvernement régulier que 1848 a englouti, et en face de laquelle nous nous trouvons encore. Quelles institutions politiques se dressent sur ce fond miné d’une part, mouvant de l’autre ? Par quels procédés se gouverne cette société pauvre et concupiscente, ignorante et présomptueuse, paresseuse et inquiète, vieille et révolutionnaire ?

Dans un pays libre, les élémens de gouvernement, quelque nom qu’on leur donne, quelque forme qu’ils prennent, se réduisent à trois : le pouvoir, l’administration, l’action de la pensée et de la volonté publique sur le pouvoir et l’administration. C’est dans la manière dont l’action de l’esprit public sur l’administration et le pouvoir est organisée que résident pour un peuple la réalité de sa liberté et la sécurité de son existence. Il y a eu des états populaires, comme Rome sous les empereurs, comme la France sous le comité de salut public, où, bien que le pouvoir fût émané de la souveraineté du peuple, la société était livrée à la tyrannie et aux vicissitudes révolutionnaires, parce qu’elle n’était intervenue qu’à l’origine du pouvoir, parce que ses institutions organiques ne lui permettaient pas d’influer sur la pensée et les actes du pouvoir à tous les degrés de l’administration. Je suppose qu’il existe dans un pays un système d’administration vaste, minutieux, embrassant tous les détails de la vie sociale, recevant d’un seul moteur son impulsion, ramenant à un centre unique tous ses mouvemens, se suffisant ainsi à lui-même. Je suppose que, dans ce pays, l’action laissée au peuple se borne à influer sur le moteur central ; il arrivera ces deux choses : le peuple sera passif vis-à-vis de l’administration, agressif vis-à-vis du pouvoir. D’un côté, n’ayant aucune influence sur les rouages de l’administration, il sera gouverné despotiquement ; de l’autre, ne pouvant faire peser sa volonté que sur le moteur central, il assaillira sans cesse le pouvoir. Avec un pareil état de choses, avec une administration qui fonctionne sans résistance et un pouvoir toujours menacé, avec une administration qui ne change pas et un pouvoir