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esprit puissant, car personne encore n’a pu contempler cette étrange scène et la décrire sans en revenir l’ame brisée ou à moitié fou ; il est impartial, indifférent, rarement enthousiaste, souvent sarcastique. Et maintenant que signifie, à ses yeux, cette révolution française ? Ô vous, radicaux, archaïques, détournez la tête ; dans cette révolution française, il n’y a ni Christ, ni Verbe, ni progrès ; la révolution française, c’est l’anarchie, et le fait principal de cette anarchie, ce n’est pas la constitution de 91 ou de 93, ce n’est pas la république, ni le gouvernement de Robespierre, ni la terreur, ni aucune des choses que vous vantez tant. Le seul fait, la seule réalité, le phénomène important de cette anarchie, c’est… le sans-culottisme. Écoutons Carlyle lui-même :


« Quant à nous, nous répondrons que cette révolution française signifie la rébellion violente et ouverte et la victoire de l’anarchie déchaînée contre une autorité corrompue et usée. Comment l’anarchie brise sa prison, se précipite dans le gouffre infini, éclate et fait rage, enveloppe le monde de son pouvoir sans contrôle et sans mesure, et comment, phase après phase de délire, cette frénésie se consume ; comment les élémens d’ordre qu’elle contenait (car toute force contient ses élémens d’ordre) se développent et dirigent les folles forces de cette anarchie fatiguée, sinon enchaînée, vers son but véritable, comme de sages pouvoirs bien réglés : voilà ce que cette histoire nous apprendra, car, de noème que les hiérarchies, dynasties de tout genre, aristocraties, théocraties, autocraties, courtisanocraties (strumpetoeracies) ont gouverné le monde, ainsi il était marqué dans les décrets de la Providence que cette anarchie victorieuse, jacobinisme, sans-culottisme, révolution française, horreurs de la révolution française, quel que soit le nom que les hommes lui donnent, régnerait et aurait son tour. La « colère destructive » du sans-culottisme, voilà ce dont nous allons parler, n’ayant malheureusement pas de voix harmonieuse pour la chanter.

« Assurément c’est un grand phénomène, un phénomène transcendantal, dépassant toute règle et toute expérience, c’est le phénomène dominant des temps modernes ; car une fois encore, et de la manière la plus inattendue, a reparu l’antique fanatisme sous le vêtement le plus nouveau, miraculeux comme l’est tout fanatisme. Appelons-le fanatisme destiné à humer les formules[1]. Le monde des formules, le monde formé et réglé, comme l’est tout monde habitable, doit nécessairement haïr comme la mort un tel fanatisme et entrer en guerre mortelle avec lui. Le monde des formules doit le vaincre ou sinon mourir en le maudissant, en l’anathématisant. Il ne peut néanmoins prévenir sa naissance et empêcher son existence. Nous allons voir venir les anathèmes et aussi le miraculeux événement ; ils sont là.

« D’où vient cet événement ? où va-t-il ? Voilà les questions ! Lorsque l’âge des miracles était effacé dans la distance et n’était plus qu’une incroyable tradition ; lorsque l’âge des conventions lui-même était devenu vieux, et que l’existence de l’homme, pendant de longues générations, n’avait eu d’autre base que de creuses formules que le temps avait minées ; lorsqu’il semblait qu’aucune réalité n’existât, mais seulement des ombres et des fantômes de réalité ; dans

  1. Expression de Mirabeau, l’ami des hommes.