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aristocratie des croisades, il n’existe plus qu’une aristocratie de ruelles et de petites-maisons, qu’arrive-t-il ? Que les hommes, ne trouvant plus dans les formes extérieures l’expression de leur idéal, brisent violemment les enveloppes qui les emprisonnent. Lorsqu’un peuple en est là, il est dans la plus triste condition du monde, dit Carlyle, car il n’existe pas. Il a à recommencer son existence, à prendre une forme nouvelle, et « comme le phénix » à se brûler sur le bûcher de ses institutions et de son passé. Sous quelle forme ? Il est impossible de le savoir ; les générations travaillent de longs siècles à cette œuvre sans pressentir le dernier résultat de leurs efforts.

On a pu reconnaître dans cette doctrine bien des idées et des théories fondues ensemble : la théorie du corso et du ricorso de Vico, la théorie du devenir de Hegel, celle des cercles telle qu’on la trouve çà et là répandue dans Goethe ; les idées palingénésiques, desquelles elle se rapproche beaucoup. Nous n’avons qu’une seule chose à reprocher à la théorie de Carlyle, c’est le fatalisme. M. Philarète Chasles a déjà très bien dit quelque part que la morale fataliste de Carlyle n’avait rien pu satisfaire pleinement. Carlyle effectivement croit à la fatalité, à la prédestination. « Toutes les choses, dit-il souvent, arrivent juste en leur temps (in their due time). » Volontiers il dirait comme les musulmans « Cela est écrit. » Un homme illustre a prononcé un jour à la tribune française ces paroles : « Une doctrine en faveur dans notre temps, c’est que les institutions se forment et croissent comme les plantes, comme les pierres, et par les mêmes lois. Non, c’est une erreur ; il faut, pour les former, l’adhésion des esprits, la libre disposition des cœurs. » Je ne sais, en vérité, à quelle école s’adressaient ces paroles. Ce n’était pas à l’école constitutionnelle, dont l’orateur faisait partie. Peut-être était-ce à l’école radicale, qui sait parfaitement se passer d’adhésions. Quoi qu’il en soit, elles s’appliquent merveilleusement à la doctrine de Carlyle. La liberté humaine est par trop étouffée dans cette théorie ; elle ne se montre que lorsqu’elle se lève pour briser et démolir ; elle ne se manifeste pas dans l’œuvre de réédification ; tout y est laissé au cours fatal des choses et à certains pouvoirs mystérieux mal définis.

Si cette doctrine devait être prêchée et répandue en France, elle aurait à prendre une autre forme, et l’idée même de la fatalité, dégagée de certaines exagérations, se prêterait à plus d’une application féconde. Oui, dans un temps où l’on parle si lestement de révolutions et si hautement des droits de l’homme, il faut que l’homme sache que sur chacun de ses actes pèse une responsabilité fatale ; que, lorsqu’en courant, et comme au hasard, il agit, parle et écrit, rien de tout cela ne se perdra ; que tel choix fait au hasard produira des résultats infaillibles ; que le caprice d’une minute, sous une forme ou sous une autre, durera autant que le temps lui-même ; qu’il ne tenait qu’à lui de ne pas