Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parmi nos plus célèbres radicaux, nous comptons tant de mathématiciens et de savans. En vérité, si, comme le prétend Charles Lamb, le plus grand supplice qu’on puisse imaginer, c’est d’être poursuivi par un esprit sans corps, nous sommes fort à plaindre, car ce supplice, nous l’éprouvons, il est de tous les instans. Lorsque Moïse dictait ses lois et recommandait ses pratiques aux Hébreux, il leur répétait sans cesse : Que ceci soit comme un signe dans votre main et comme un monument devant vos yeux, c’est-à-dire comme une chose réelle, concrète, perpétuellement visible. C’est une sage parole que, comme tant d’autres, nous avons oubliée. Si donc le reflet de cette parole est visible dans les idées de Carlyle, si ses écrits nous rappellent à cette réalité oubliée et nous débarrassent pour quelques instans de ce fardeau fatal de l’abstraction, ne lui devons-nous pas de la reconnaissance, et ne devons-nous pas souhaiter avec lui que les réalités arrivent vite pour nous en débarrasser tout-à-fait ? Pour notre part, nous souhaitons à ces idées santé, prospérité et bonne chance dans le monde philosophique, et nous désirons ardemment qu’elles y fassent leur chemin.

Une autre croyance de notre temps, une croyance corrélative de celle-là, c’est que non-seulement l’idée n’a pas besoin d’être réalisée, grace à des symboles, à des signes qui la fassent aisément reconnaître, mais encore qu’elle n’a pas besoin d’être représentée, que l’idée est indépendante de l’homme, et, pour parler comme les journaux, que le principe est tout et l’homme rien. Nous appelons cette conviction spiritualisme, appelons-la plutôt, avec Carlyle, un grossier athéisme. D’autres, parlant beaucoup du rôle moderne des masses, de leur prépondérance actuelle et de leur avenir, appellent cela sentiment démocratique. Quant à nous, nous l’appellerons sentiment ochlocratique ; haine des supériorités naturelles et des dons divins. Nous soutiendrons, au risque de passer pour matérialiste aux yeux des uns, pour aristocrate aux yeux des autres, que tant vaut l’homme tant vaut l’idée, tant vaut l’homme tant valent les circonstances ; et, pour tout dire, dans cette parole du vieux sophiste Protagoras : l’homme est mesure de toute chose, nous trouvons quelque lueur de vérité. Quoi ! de la vérité dans cette maxime réduite en poussière par Socrate et Platon ? Quoi ! l’homme est la mesure de la vérité, de la justice, de la beauté et du bien ? Non, sans doute ; mais nous pouvons affirmer, aveu quelque apparence de raison, qu’une idée, quelque belle qu’elle soit, mise entre les mains d’un homme médiocre, produira des résultats encore plus médiocres. Nous ne croyons ni à la puissance absolue des masses, ni aux idées abstraites, ni à la puissance des circonstances seules ; nous conservons notre admiration pour les choses qui portent la marque incontestable de la supériorité ; nous n’avons foi qu’en ce qui est meilleur que nous. Nous adhérons donc complètement à cette