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le seul fait qui doive occuper aujourd’hui une tête pensante. La seule différence qu’il y ait entre lui et les Allemands, c’est qu’il a conscience de ce qu’il fait ; il sait qu’il écrit seulement pour son temps, tandis que les Allemands, cherchant à se mettre en rapport direct de filiation avec Platon, Spinoza ou Leibnitz, ne s’apercevaient pas qu’ils étaient loin de la tradition philosophique, brisée, elle aussi, comme toutes les autres traditions, et qu’ils écrivaient à leur insu pour dénoncer les tendances de leur temps. Il s’est donné la mission de dénoncer chaque fait qui passe, d’interroger chaque singularité qui se produit. Avec lui, rien de ce qui compose l’existence des hommes d’aujourd’hui ne reste inaperçu. Tous ces phénomènes qui passent, il les arrête, les interroge en souriant, mais toujours avec une sympathie profonde ; c’est un homme qui s’est demandé ce qu’il y a à faire dans notre siècle, et qui ne s’est pas inquiété de créer un système. Qu’y a-t-il à faire ? Ramener le sentiment religieux, prêcher le respect de ce qui est meilleur que nous, rappeler aux hommes qu’il y a un idéal, et les faire souvenir, dans un temps où l’on parle tant des droits de l’homme, qu’il existe une doctrine du devoir ; leur montrer la religion qui s’est appelée le culte de la douleur dans un temps où ils proclament qu’ils doivent être heureux ; leur faire sentir la nécessité et l’obligation du travail, puisque tous cherchent le moyen de s’en affranchir et d’esquiver le fardeau commun ; détruire ce qui est mauvais, les restes de cette école satanique dans laquelle chaque adepte ne trouve aucun meilleur moyen d’employer son temps que de dénoncer à l’univers ses misères et ses vices, les restes de ce scepticisme qui de ce monde fait un monde de fantômes et de masques « chuchotant à l’oreille les uns des autres ; » rappeler aux hommes de son temps que partout et toujours l’homme est toujours l’homme, jamais une bête ou un dieu ; les ramener à la fois à l’idéal qu’ils ont oublié et à la réalité qu’ils méconnaissent, et, par-dessus tout, leur apprendre qu’ils sont à une époque de transition et leur recommander de ne pas s’endormir sur l’oreiller de la confiance : voilà ce qu’il y a à faire et ce qu’a fait Carlyle.

Carlyle n’a pas de système ; ce n’est pas un homme d’arrangement et de méthode : il a la plus profonde horreur de la science toute faite, de la logique et des formules. Ces toiles d’araignée intellectuelles qui se nomment formules, qui enchevêtrent la pensée, la saisissent au passage et l’empêchent de voir plus loin que cette toile elle-même, ces toiles d’araignée, si abondantes dans notre temps, qui encombrent les plafonds des académies et des assemblées, ces lunettes de la logique au moyen desquelles on voit toujours ou trop loin ou trop près, ne sont nullement de son goût. Il n’aime pas à creuser les sillons infertiles de l’abstraction, il n’adore pas non plus beaucoup les dogmatiques, les esprits qui se posent en divinités incarnées, et vont prêchant partout