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l’on perçoive distinctement, c’est le bruit des flots du temps venant battre lourdement les rivages de « la petite île de l’existence, » le bruit des cataractes de l’éternité et des cercueils qui se referment successivement sur les générations. Lorsque Carlyle ne raconte pas, lorsqu’il parle en son nom, lorsqu’il exprime ses pensées particulières et ses idées philosophiques, alors son style prend l’aspect austère que nous venons de décrire ; mais, aussitôt que sa plume brillante s’emploie à raconter les vicissitudes et les variétés de l’existence humaine et jette la lumière sur les passions des hommes, en un mot lorsqu’elle écrit l’histoire, alors les tons les plus divers, les couleurs les plus différentes et les accens les plus contrastés éclatent et se déroulent. Rien, par exemple, n’est plus étrange que la révolution française racontée par Thomas Carlyle. L’une après l’autre se déroulent ces scènes dignes des dieux ou dignes des démons, tantôt dans une lumière rosée, tantôt dans des ténèbres sulfureuses, dans un Tartare et dans un Élysée. Par momens, on descend les cercles de Dante ; par momens, on se promène dans les rues et les allées de la Jérusalem céleste de Swedenborg. Le fond est noir, ténébreux comme un horizon qui porte les orages ; il laisse percer des éclairs et des jets de flamme, et aussi, mais vaguement et à de lointaines distances, d’idéales étoiles et la lumière bienfaisante qui viendra luire un jour sur les générations qui auront oublié les souffrances de leurs pères. Tous les personnages passent rapidement chacun avec son tic, sa grimace caractéristique ; tous les événemens se succèdent, chacun avec son trait principal, comme des personnages et des scènes peints sur un fond d’éternité ; et, de fait, quand on enlève dans Carlyle les couleurs, les paysages, les attitudes grotesques et singulières des personnages, les caprices de lumière, on remarque que cette idée de l’infini du temps, que l’éternité, en un mot, est le fond sur lequel sont peints le pays dans lequel se passent et se meuvent les scènes de la vie humaine et les acteurs de cette tragi-comédie. Faut-il s’étonner alors de cette indifférence profonde avec laquelle Carlyle raconte les scènes de la révolution, que ce soient fêtes, meurtres, combats ou supplices ? Qu’est-ce que la révolution française après tout ? Un point du temps, un nuage noir qui passe sur l’éternité, un phénomène ; ce phénomène passera, le nuage se dissoudra, et l’infinie lumière, cachée pour un moment, brillera comme auparavant. La belle et étrange pièce de Victor Hugo, la Pente de la rêverie, pourrait servir de préface à tous les livres de Carlyle, et surtout à la Révolution française, et plus d’une fois pendant cette lecture nous nous sommes rappelé les vers du poète dont l’esprit, plongeant sous la double mer du temps et de l’espace,

… Soudain s’en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l’éternité.