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« Alors je commençais à découvrir avec étonnement qu’Entepfuhl[1] était placé au milieu d’une contrée, d’un monde ; qu’il y avait telles choses qui se nommaient histoire, biographie, auxquelles je pourrais contribuer un jour par la main et par la parole.

« La diligence qui, roulant lentement sous la masse des voyageurs et des bagages, traversait notre village, apparaissant vers le nord au point du jour, vers le sud à la tombée de la nuit, me fit faire des réflexions analogues. Jusqu’à ma huitième année, j’avais toujours pensé que cette diligence était quelque lune terrestre dont le lever et le coucher étaient, ainsi que ceux de la lune céleste, réglés par une loi de la nature ; que, venue de cités lointaines, elle se dirigeait à travers les grands chemins vers des cités lointaines, les réunissant et, comme une grande navette, les resserrant entre elles. Alors je fis cette réflexion (si, vraie aussi dans les choses spirituelles) : « Quelque route que tu « prennes, fût-ce cette simple route d’Entepfuhl, elle te conduira jusqu’à l’extrémité du monde. »……

« C’était surtout à la foire aux bestiaux d’Entepfuhl qu’amenés par tous les vents et venus de toutes les directions, se rassemblaient les élémens d’un incroyable tohu-bohu. Là, hommes et femmes au teint bruni, tous bien lavés, bien attifés, enrubannés, au rire bruyant, se rassemblaient pour danser, traiter leurs affaires, et, s’il était possible, pour trouver le bonheur. Les éleveurs à bottes à revers venus du nord, les brocanteurs suisses, les Italiens conducteurs de bestiaux, venus du sud, accompagnés de leurs subalternes en jaquettes de cuir, en casquettes de cuir, leur aiguillon à la main, parlaient et criaient dans un langage à demi articulé parmi les aboiemens et les tintemens inarticulés. À part se tenaient les potiers venus de Saxe avec leur faïence rangée en belles lignes, les colporteurs de Nuremberg assis dans des baraques qui me semblaient plus riches que les bazars d’Ormuz, etc., etc. »

Voilà les premières communications avec la nature, les premières impressions de la vie, la première application des puissances actives de l’ame. Tout cela est à remarquer. Telle idée qui s’empare de nous à un âge avancé est due à une circonstance oubliée de notre éducation, à tel côté des choses humaines que nous avons eu occasion de voir mieux, qu’un autre. Voilà ce qui constitue notre originalité. Un vif sentiment de la vie et de ses différentes manifestations, les modifications que l’esprit, reçoit de l’éducation, le petit coin de cet univers que chacun de nous peut observer, qu’aucun autre n’observera et qui suffit pour nous amener jusqu’à l’infini, la sympathie qu’inspirent les visages humains, l’observation qui distingue les traits particuliers, ce qui constitue l’être véritable de chaque chose, – ce sont là quelques-uns des caractères de l’originalité de Thomas Carlyle dans la critique, dans la biographie, dans l’histoire.

Quant à son éducation de collége, M. Carlyle semble avoir eu de

  1. Entepfuhl, nom de village inventé par M. Carlyle à l’instar des principautés de Jean-Paul.