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attache à la terre où nous sommes nés et qui nous fait vivre. Très vif chez lui est le sentiment de la patrie, très profonde sa conviction de la nécessité du travail. Nous surprenons dans le Sartor resartus les premiers germes de ces idées que l’éducation a déposées chez Carlyle, que la réflexion mûrira, et qui se manifesteront jusque dans la composition de ses écrits ; car il n’aborde pas ses sujets de l’air d’un dilettante, et il ne les traite pas avec le sans-façon du littérateur. On sent en lui la conscience, le courage, la volonté, même l’effort du travail. « La littérature, dit-il quelque part, n’est pas aisée lorsqu’elle est noble, mais seulement lorsqu’elle est ignoble ; la littérature, elle aussi, est une lutte, un duel acharné avec le monde des ténèbres, qui s’étend intérieurement dans chacun de nous et au dehors de nous.

M. Carlyle croit aussi à la patrie ; il est Écossais, et il aime sa rude mère, la patrie de John Knox, de David Hume, de Robert Burns et de Walter Scott. « Nous croyons, dit-il, qu’il existe un patriotisme fondé sur quelque chose de meilleur que le préjugé ; que, sans que ce sentiment fasse injure à notre philosophie, notre contrée doit nous être chère, et que, tout en aimant et en appréciant justement toutes les autres contrées, nous devons aussi apprécier justement et aimer avant toutes les autres notre rude mère et le vénérable édifice de la vie sociale et morale qu’à travers de longs siècles l’esprit a construit pour nous. Il y a dans le patriotisme, je l’assure, aliment pour la meilleure partie du cœur de l’homme, et assurément les racines qu’il a implantées dans l’être du citoyen peuvent, étant arrosées, produire dans le champ de la vie, non des fleurs sauvages, mais des roses. » Dans son Histoire de la Révolution française, parlant de Paul Jones, dont l’assemblée constituante décréta les funérailles, il s’écrie : « Ah ! pauvre Paul Jones ! à quoi bon tout cela ? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu pour tes funérailles la cloche de la petite église presbytérienne (kirk) et six pieds de terre écossaise parmi la cendre de ceux que tu aimais ? » J’ai cité tout cela pour montrer que, bien que mystique, Thomas Carlyle n’est certes pas fou, ou, s’il l’est, ce l’est à coup sûr beaucoup moins que certains de nos théoriciens qui ne sont pas mystiques du tout, et font profession de ne pas croire aux choses qu’il respecte.

Ainsi donc, c’est au milieu d’une éducation toute rustique que Carlyle a grandi. Dans une telle éducation, les observations sont rares et les impressions lentes ; mais elles sont justes et fortes, car elles suivent le progrès de la nature. Voyez, par exemple, comment le premier sentiment de la vie se découvre en lui : ce sentiment de la vie et de ses différentes modifications est très vif chez Thomas Carlyle et joue un grand rôle dans sa philosophie. Laissons-le exprimer ses premières réflexions sur le mystère de l’existence ; c’est le professeur Teufelsdröck qui parle et raconte les événemens de son enfance :