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s’inclinèrent courtoisement l’un devant l’autre, et vidèrent, à la barbe du magistrat, le contenu de leurs deux calebasses sans daigner même porter sa santé. J’avais sous les yeux un fait qui passerait pour étrange partout ailleurs qu’au Mexique, la dignité de la magistrature avilie devant l’impudence de deux malfaiteurs. Je suivais avec attention cette scène curieuse, quand j’entendis prononcer à côté de moi le nom du chasseur canadien Éverquiet. Je me retournai brusquement et j’aperçus le plus jeune des enfans de Township.-Éverquiet est-il là ? me demanda-t-il.

— Il n’est pas encore de retour, mais que lui veut-on ?

— Oh ! dit l’enfant, il va arriver malheur dans la tente. Mon frère, mon frère Terry… Venez, venez.

J’accompagnai l’enfant, que la terreur empêchait de s’expliquer ; chemin faisant, le bruit d’une détonation frappa mes oreilles.

— Il l’a tué ! s’écria l’enfant, qui se mit à courir éperdu vers nos tentes. Je le suivis en toute hâte. En approchant de l’habitation du squatter, je vis Terry en sortir et s’éloigner précipitamment, se dirigeant, à ma grande surprise, vers les montagnes plutôt que vers les bords du lac. À cette heure avancée de la nuit, c’était courir à sa perte. J’appelai inutilement le jeune homme, qui ne m’entendit pas. Je soulevai d’une main tremblante le rideau qui fermait la tente du squatter. Pâle et les traits bouleversés par la terreur, les yeux humides de larmes, la fille de Township tenait et embrassait ses genoux ; la mère gisait affaissée dans un coin de la tente, et les frères de Terry, les traits contractés par une sourde colère, se tenaient à côté de leur père. Celui-ci, le visage allumé par le whiskey, sa carabine encore fumante en main, était plongé dans une morne stupeur. Township, dans un de ces momens où il déchargeait sur son fils le poids de sa mauvaise humeur, avait été exaspéré par un reproche respectueux du jeune homme : il avait sauté furieux sur sa carabine et fait feu sur Terry. C’était la fille du squatter qui avait détourné le coup. Terry avait, à la suite de cette horrible scène, dit à son père un adieu solennel. Je trouvais la malheureuse famille encore sous l’impression de cet orage domestique. Un silence de mort planait sur nous tous, et, à l’exception des sanglots convulsifs de la sueur de Terry, aucun bruit ne retentissait sous la tente. Un des jeunes fils du squatter m’avait raconté à voix basse et en quelques mots le débat terrible auquel il venait d’assister. Quant à Township, il ne paraissait pas me voir ; debout et immobile, les yeux fixes, il ne semblait prendre aucune part à l’émotion commune. Un incident imprévu vint le tirer de cette espèce de léthargie. Un des hommes chargés de veiller à la sûreté du camp entra brusquement ; il venait nous avertir qu’on avait de grandes inquiétudes pour la nuit ; plusieurs des chasseurs et des chercheurs d’or sortis le matin n’étaient