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sommes quittes, et je n’ai plus rien à lui reprocher ; mais, croyez-moi, pendant qu’il en est temps encore, suivez mes conseils, et gagnez San-Francisco. Les gorges de la sierra ne sont pas sûres. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Adieu, seigneurs cavaliers. À la nuit, je dois être loin d’ici.

Le Mexicain éperonna son cheval et disparut. Tranquille nous rejoignit bientôt après cette rencontre, et, la nuit s’approchant, nous regagnâmes nos tentes. Le soir même, je confiai à Township les soupçons que j’avais conçus au sujet du mystérieux vaquero. Le squatter m’écouta avec cet embarras étrange qu’il avait déjà manifesté en apprenant l’aventure des bords de l’Arkansas. Il garda long-temps le silence, comme partagé entre le désir de parler et la crainte de révéler un pénible secret. Enfin il parut se décider, me fit signe de sortir, et en se dirigeant avec moi vers ma tente

— Vous vous rappelez la nuit de l’Arkansas ? me demanda-t-il brusquement. Vous m’avez parlé d’un homme que vous avez trouvé attaché au tronc d’un arbre flottant sur la rivière : savez-vous qui l’y avait attaché ?

— Non.

— C’était moi ; et si jusqu’à présent je vous l’ai caché, c’est qu’il y avait là un souvenir, un secret que mon honneur me faisait un devoir de taire. Je vous ai dit que, la nuit où nous avions été attaqués par des maraudeurs, j’avais fort à propos été secouru par un détachement de riflemen ; ce n’est qu’après avoir passé le gué de l’Arkansas que je les rencontrai, mais déjà leur secours nous était inutile : nous avions fait.., justice de nos ennemis. Une bande d’Indiens des prairies, commandée par un homme de notre couleur, attaquait nos retranchemens. Nous fîmes une vigoureuse défense, et le chef des rôdeurs, le cavalier au visage pâle, après avoir essuyé plusieurs fois notre feu, roula enfin sous son cheval qu’une de nos balles avait frappé. Les autres brigands se dispersèrent. Mon fils Terry courut au chef terrassé, qui n’avait aucune blessure, et qu’il ramena prisonnier. Je m’engageai sur l’honneur à laisser la vie sauve à cet homme, si les Indiens ne venaient pas nous attaquer. Les Indiens ne revinrent pas, et moi…

Ici le squatter s’arrêta ; c’est à voix basse qu’il acheva son récit. Je devinai le dénoûment de cette sombre histoire. Dans une de ces heures d’ivresse où la colère du squatter échauffé par le brandy était implacable, Township avait commis un crime. Après avoir juré de laisser le maraudeur sortir du camp la vie sauve, il avait, par une cruelle dérision, attaché son prisonnier vivant à un tronc d’arbre, puis lancé le malheureux sur les flots de l’Arkansas. Le serment n’était-il pas tenu ? Le prisonnier ne sortait-il pas du camp la vie sauve ? — Dieu me punira, dit Township, qui tremblait en évoquant ce terrible souvenir,