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à la stature de ces géans américains. Mon arrivée, du reste, n’excita la curiosité de personne, et les buveurs continuèrent à s’entretenir du prix de vente des bois de construction à Cincinnati, des prix courans des salaisons et des denrées du pays, sans paraître s’apercevoir de la présence d’un étranger. Je profitai de cette inattention générale pour m’approcher de l’hôte et lui adresser quelques questions sur la section de terrain qui m’appartenait. Je dus nécessairement donner à l’homme que je consultais des indications sur la date de la vente publique, sur la mesure de superficie de la section, la désignation du territoire, etc. Pendant que je m’expliquais en assez mauvais anglais, je m’aperçus que les hommes réunis dans le bar-room avaient fait silence pour m’écouter. Je remarquai aussi que le landlord, assez embarrassé, hésitait à me fournir les renseignemens dont j’avais besoin. Tout à coup une lourde main s’appesantit sur mon épaule ; mes jarrets fléchirent, et je faillis perdre l’équilibre. Je crus un instant à quelque acte d’agression de la part d’un des athlètes qui m’entouraient, et je me retournai vivement, prêt à me défendre ; mais le sourire presque bienveillant que je lus sur la large figure du Virginien me détrompa. Le géant n’avait voulu qu’entrer en conversation, et l’effort de sa main gauche, qu’il avait placée sur mon épaule, était si imperceptible pour lui, que le whiskey n’avait pas perdu son niveau dans le verre que tenait la main droite.

— Je dirai à ce gentleman, s’écria le colosse en se tournant vers le landlord, que la section dont il parle est celle du Red-Maple (abréviation de red flowering maple, l’érable à fleurs rouges).

— Ah ! dit l’hôte d’un air étonné.

— Êtes-vous certain de ce que vous dites ? demandai-je à mon tour.

To be sure, reprit le Virginien en jetant autour de lui un regard où je crus lire une certaine ironie ; puis il répondit d’un ton plus grave aux nouvelles questions que je lui adressai. Enfin, comme je ne lui cachais pas mon désir de m’installer au plus tôt dans ma propriété

— Soyez tranquille, me dit-il, vous y arriverez toujours assez vite.

Et sans plus s’occuper de moi, il se versa un grand verre de whiskey qu’il avala d’un trait. Comme j’allais sortir, un nouvel arrivant parut dans le bar-room. C’était un homme qui ne le cédait ni en stature ni en vigueur herculéenne aux autres assistans. De larges guêtres de cuir bouclées et montant jusqu’à la cuisse, des éperons attachés par des courroies à ses pieds chaussés de forts souliers de chasse, un habit court et un chapeau à grandes ailes, tel était le costume du nouveau venu. Un fouet d’une main, une lourde carabine sur l’épaule droite, le cavalier s’avança vers la barre et échangea quelques mots, en guise de salut avec les buveurs réunis dans la salle. Le landlord remplit un verre à son intention.