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Parfois un mouvement inusité régnait à bord : c’était quand les mariniers passagers interrompaient leurs chants ou leur cuisine pour aller charger à terre les bois empilés sur la rive, ou quand notre bâtiment rencontrait des trains de bateaux redescendant le cours du fleuve. Alors les bateliers échangeaient entre eux des hourras qui allaient réveiller au fond des forêts voisines des échos formidables. Quelquefois aussi la foule des passagers se précipitait sur les lisses du bateau pour assister à la lutte de deux steamers rivaux. Les chaudières, gorgées de vapeur, nous assourdissaient de leurs sifflemens ; les palettes des roues battaient convulsivement le fleuve, dont les vagues bouillonnantes allaient au loin blanchir la rive et courber les roseaux, jusqu’au moment où du vapeur distancé partaient des cris de colère couverts par le cri de triomphe du capitaine victorieux. Les chefs des deux équipages jouaient leur vie et la nôtre dans ces téméraires parties avec une audace tout américaine.

C’était le soir surtout, à l’heure où le pont redevenait calme et solitaire, que la nature du Nouveau-Monde se révélait à moi dans sa sévère majesté. La plupart des passagers dormaient dans leurs cabines ; quelques voyageurs plus intrépides s’étendaient, enveloppés de leurs manteaux, sur les bancs restés vides. J’étais presque toujours de ces derniers, et j’ai passé ainsi quelques-unes des plus douces heures de mon voyage. Au tumulte du jour avait succédé un silence complet, que troublaient seuls le sourd retentissement de la machine, la voix du timonier et le craquement des arbres submergés que broyait sous l’eau la quille du navire. Les falots de poupe répandaient sur le fleuve assombri d’incertaines lueurs. Sur la nappe noire des eaux paisibles glissaient silencieusement de longs trains de ces mêmes bateaux plats si bruyans le jour. Un steamer passait auprès de nous comme un tourbillon et se perdait bientôt dans l’ombre, couronné d’un panache de fumée pailleté d’étincelles. Des feux brillaient sur les rives, comme des phares lointains, et signalaient la hutte ou le bivouac d’un squatter. Il y avait un charme indicible dans ces aspects nocturnes ; mais à ce charme se mêlait parfois une tristesse que j’essayais vainement de combattre. Qu’étais-je, moi rêveur inutile, parmi ces hommes habitués dès l’enfance à lutter contre la nature et à porter en tous lieux leur énergique activité ? Qu’allais-je faire au milieu de ces solitudes, et dans quel monde inconnu ma vie devait-elle s’achever ? Les chênes gigantesques qui se dressaient sur la rive me semblaient alors prêts à me barrer le passage, comme autant de sombres fantômes, et dans la plainte monotone que le vent de la nuit arrachait aux forêts primitives, je croyais surprendre de lugubres prédictions.

Un seul des passagers paraissait partager mon goût décidé pour les rêveries nocturnes ; jamais il ne lui arrivait de quitter le pont, même