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comment reconnaître les terrains qui m’appartenaient ? C’est ce que j’ignorais ; mais l’essentiel était d’avoir ces données premières, sauf à les compléter en arrivant sur les lieux. Je résolus donc de me mettre sans plus tarder en quête de ma propriété, et, secouant la torpeur qui commençait à m’envahir sous un ciel torride, je m’arrachai aux délices énervantes de la Capoue américaine pour aller me retremper au milieu des brises du désert.

Près de cinq cents bateaux à vapeur de toutes dimensions et plusieurs milliers de bateaux plats (flat boats) sillonnent en toute saison l’Ohio et le Mississipi. J’avais pris passage sur un de ces énormes steamers américains que je comparerais volontiers à nos établissemens de bains chauds sur la Seine. Je fus frappé du singulier contraste que présente le spectacle animé du fleuve avec l’aspect désolé des deux rives. Des champs, des landes incultes, des marécages où les alligators fuient la présence de l’homme, se succèdent tristement durant une navigation d’une centaine de lieues. Je ne trouvai une diversion à la fatigante monotonie de ce paysage que dans l’étrange réunion de passagers au milieu de laquelle je me voyais jeté. Les principaux états de l’Union y étaient représentés. À l’étage inférieur du bateau, quelques centaines de mariniers des flat boats, devenus simples passagers sur le steamer, faisaient leur cuisine, chantaient, buvaient, entassés dans un étroit espace. Des Canadiens, de retour des prairies du Missouri, du Nouveau-Mexique ou des Montagnes Rocheuses, regagnaient les froides contrées du nord et se racontaient leurs périlleux voyages ou leurs luttes avec les hordes indiennes. Le pionnier de l’ouest, la carabine sur l’épaule, se croisait sur le pont du bâtiment avec le marchand d’esclaves de la Virginie. Les quakers et les quakeresses, reconnaissables, les uns aux larges basques de leurs habits, les autres à leurs chapeaux de soie grise, gardaient au milieu de ces hommes bruyans et affairés leur modeste allure et leur démarche compassée. Un gentleman raide et taciturne était assis près d’une jeune fille, qui, sous la garde de son fiancé et sous l’égide des mœurs américaines, entreprenait un voyage de plaisir. À côté d’un groupe de défricheurs du Kentucky, on voyait une famille de la Louisiane qui allait passer l’été dans ses possessions de la Virginie, et les femmes créoles, fleurs françaises épanouies dans toute leur beauté sous le ciel américain, formaient un contraste plein de charme avec les rudes Kentuckiens aux formes herculéennes. Mon regard errait de l’un à l’autre de ces types d’une société si nouvelle ; mais, s’il s’arrêtait çà et là avec complaisance, c’était surtout quand il croyait reconnaître, parmi tant de figures étrangères, quelque pâle voyageur de l’ancien monde, exilé comme moi peut-être dans le nouveau par les révolutions du pays natal.