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poètes modernes de second ordre, — défaut qui se fait sentir dans tout l’ouvrage, — il est question des dieux domestiques (all its household gods), quand il s’agit du vieux crucifix et du vieux bahut. Ici, comme en bien des choses, la simplicité était l’art suprême.

Mais il est temps de parler de l’héroïne, puisque héroïne il y a. Quant au sujet, il est charmant et bien préférable à celui de la Louise de Voss et d’Hermann et Dorothée de Goethe.

Tout au bout du monde, près de Saint-Pierre-de-Miquelon, entre le 43e et le 54e degré de latitude, le 63e et le 68e degré de longitude, existe encore maintenant une petite colonie française, ou plutôt le dernier fragment d’une colonie franco-normande du XVIIe siècle. Non-seulement, comme dans le Haut-Canada, les mœurs et la langue de cette colonie appartiennent à l’époque de Louis XIV, mais on y parle le langage d’Olivier Basselin, et les grands bonnets cauchois, ces carènes renversées à voiles flottantes, y apparaissent dans leur orgueil primitif. Le type originel de la race s’est conservé intact. « Les femmes sont grandes et belles, dit M. Halliburton d’Halifax[1], juge anglais, observateur sagace qui a donné à l’Europe quelques tableaux excellens de ces régions ignorées ; le profil normand se montre encore dans sa vigueur et dans sa finesse héréditaire ; les hommes sont gais, actifs, vigoureux, ingénieux et braves ; ils ne savent pas lire et soutiennent entre eux de nombreux procès, moins par avidité ou violence que pour exercer leur activité ; le caractère scandinave-normand, avec son élasticité énergique, semble reparaître en eux. Ils se mettent en mer avec joie ; ce sont des pêcheurs de morue infatigables et adroits. » Marc Lescarbot, Diéreville et De Chevrier ont célébré en méchans vers les mœurs patriarcales et les antiques vertus de ces fermiers, pêcheurs et pâtres, dont il ne reste guère que dix mille dans la Nouvelle-Écosse, — gens étrangers aux lumières et aux sciences de la civilisation, possédant peu de capitaux, — d’ailleurs fort heureux dans leurs cabanes. Aujourd’hui même ce noyau résiste à la pression anglaise et aux populations diverses qui ont envahi la contrée. Souvent chassés par les soldats anglais, ils sont revenus, dès qu’ils l’ont pu, faire la pêche sur la côte. En vain les Anglais ont voulu se les assimiler, en vain ils ont imposé au bourg normand de Port-Royal le nom de leur triste reine Anne, si médiocre de caractère et d’esprit : Annapolis n’existe que sur les cartes.

On pense bien que nos pêcheurs normands, bons catholiques, n’avaient pas grande amitié pour les Anglais, et que leurs voisins les colons puritains de la Pensylvanie et du Massachussetts ne voyaient pas de bon œil ces Français papistes. Aussi, lorsque vers le commencement du XVIIIe

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1845.