Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’esprit d’une race, car là est surtout le côté sérieux et pour ainsi dire historique des superstitions populaires. Outre l’instinct général et humain, elles expriment, dans leurs variantes infinies, le caractère particulier des différentes populations. Le monde fantastique de chaque contrée lui appartient aussi réellement que son ciel, sa végétation, ses fleuves ou ses montagnes. C’est la traduction symbolisée de son ame, la forme que prennent chez elle le rêve et le désir. Écoutez les récits de l’Arabe pauvre, avide et sensuel, sous la tente de poil de chameau qu’il dresse parmi les sirtes du désert ! Vous n’entendrez parler que d’ombrages charmans, de palais merveilleux, de belles princesses, de trésors et de couronnes ! L’homme du Nord vous racontera les apparitions du nain mystérieux qui remplit la lampe du mineur d’une huile intarissable, et lui montre, dans les flancs de la terre, les filons d’or et d’argent entrelacés comme des veines. Le sauvage de l’Amérique du Nord vous dira comment l’herbe-manitou fait reconnaître les pistes de l’élan jusque sur la surface des eaux, et ce qui arriva au jeune guerrier mingwé, qui avait appris la langue des castors. Dans notre Europe contemporaine elle-même, les traditions populaires prennent le caractère, l’accent du pays où elles naissent : capricieuses et brillantes en Espagne, gracieuses en Irlande, dramatiques en Écosse, fines et moqueuses dans notre France, plus poétiques en Allemagne, et affectant aisément la prophétie et le symbole. Je me rappelle à ce sujet que, venant de Badewiller, et traversant les clairières de la Forêt Noire dans lesquelles les distillateurs d’eau de cerise ont établi leurs chalets, je m’arrêtai à l’une des cabanes où l’on vendait à boire. J’y trouvai un vieux paysan badois qui me souhaita la bienvenue en français. Il avait servi sous nos drapeaux et assisté aux désastres de la campagne de Moscou. Lorsque nous quittâmes ensemble la distillerie, il m’accompagna quelque temps à travers la montagne : en traversant une sorte de carrefour dont j’ai oublié le nom, il me montra un vieux cerisier desséché, qui portait le nom de cerisier de la promesse. Dans les anciens temps, me dit-il, deux armées s’étaient livré là une grande bataille. La lutte avait été si acharnée, que tous les cavaliers furent démontés, et que le sang entrait par-dessus leurs bottes fortes et coulait jusqu’à leurs talons. Enfin, ceux qui défendaient la bonne cause furent vaincus. Leur chef vint mourir sous le cerisier, qui alors déjà était tel qu’on le voit aujourd’hui ; il y imprima sa main sanglante dont on voit encore la trace, en déclarant qu’un jour cet arbre reverdirait, et qu’alors la bonne cause remporterait à son tour une victoire décisive. Depuis, on avait coupé l’arbre bien des fois ; mais, bien que mort en apparence, le cerisier repoussait toujours. Le paysan badois, qui habitait la frontière républicaine du canton de Bâle-campagne, ajouta d’un air que je n’oublierai jamais :