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Je regardai Toinette avec surprise.

— Mais elle entend ! m’écriai-je.

— Quand je lui parle, répondit l’enfant ; aucune autre voix ne peut lui arriver ; c’est un don que Dieu m’a fait comme à sa filleule !

Je souris de cette croyance naïve. Le don, ainsi que l’appelait Toinette, avait, en effet, une origine immortelle, car il lui venait de sa pieuse tendresse. Cette tendresse seule avait pu lui apprendre à approcher ses lèvres de la joue de l’aïeule, en ralentissant les modulations de la voix, afin que le souffle pût en quelque sorte y écrire les paroles prononcées[1] ; le miracle ne venait que du cœur.

Dans ce moment, le postillon rentra. Il venait de conduire ses chevaux à l’écurie et se plaignit de n’y avoir trouvé personne.

— Rougeot n’y est-il pas ? demanda Toinette étonnée.

— Ah ! bien oui, répliqua Jean-Marie, le galapian[2] est encore de ripaille ! En voilà un chrétien qui ne mourra pas de mal labeur ! Les jours de grande fatigue, il a neuf doigts qui se reposent.

— Et pourtant sa besogne est faite, dit la jeune fille.

— Si c’est possible ! reprit le postillon émerveillé ; il a donc toujours à son service le farfadet ?

— Ce n’est point pour Rougeot que vient le farfadet, dit Toinette avec une sorte de vivacité ; demandez plutôt à la mère-grand.

Et, s’approchant de la fileuse :

— Pas vrai, grand’mère, que dans la famille il y a toujours eu le lutin ?

Guillaumet, répéta la vieille femme, sur les traits de laquelle passa comme un souffle de vie ; oui, oui, c’est un vieux serviteur : il faut avoir soin de lui, Tona.

— Soyez tranquille, mère-grand, toutes les nuits je laisse la petite porte ouverte et la clé au garde-manger ; aussi Guillaumet ne manque jamais de venir.

— Vous l’avez aperçu ? demanda mon compagnon.

— Oh ! non, dit la fillette ; grand’mère nous a avertis que, si on cherchait à le regarder, il s’enfuyait, et que sa vue pouvait faire mourir ; mais on l’entend balayer, cirer les tables ou tirer l’eau du puits.

— Et il vient garnir les râteliers, tandis que ce jodane[3] de Rougeot dort dans la soupente à foin, ajouta le postillon ; il paraît même que Guillaumet monte sur la Pécharde au milieu de la nuit pour la conduire à la pâture et qu’il s’amuse à lui tresser la crinière. De fait, j’ai

  1. J’ai été témoin d’un phénomène du même genre aux Quinze-Vingts, où j’ai vu converser avec un aveugle en traçant du doigt, entre ses deux épaules, les mots qu’on voulait lui communiquer.
  2. Galapian, vagabond.
  3. Jodane, nigaud.