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d’un ton de fierté un peu dédaigneuse ; il y en a déjà dix dans les deux chambres ; leur carriole est là près du hangar.

Et, relevant la lanterne de corne qu’elle avait posée sur la neige, elle nous montra le chemin.

La lumière qu’elle tenait à la hauteur de son épaule l’enveloppait d’un rayonnement qui me la fit remarquer. C’était une fillette à la poitrine étroite et aux mouvemens saccadés, dont le visage avait cette expression de hardiesse naïve qui marque, pour ainsi dire, la transition entre l’enfant et la jeune fille. Elle nous fit entrer dans une grande pièce éclairée par une de ces chandelles rugueuses et fluettes que l’auteur des Contes d’Espagne appelle poétiquement de maigres suifs. Une vieille femme filait assise dans l’étroite auréole de lumière. Dès l’entrée, son aspect me frappa. L’âge avait fait disparaître de son visage toute la mobilité de la vie. Le regard était fixe, les lèvres fermées, le front sillonné de plis rigides et encadré d’une toile rousse qui semblait jaunie par les siècles. On eût dit quelque momie égyptienne à demi sortie de ses bandelettes funèbres. Le corps raidi, elle tournait d’une main le rouet, tandis que l’autre tirait le lin de la quenouille. Ce double mouvement toujours pareil avait quelque chose de plus saisissant que l’immobilité même ; il semblait voir la mort forcée de se mouvoir pour imiter la vie.

La fileuse ne parut point s’apercevoir de notre arrivée, et nous effleurâmes son rouet sans qu’elle y prît garde. Toinette nous avertit qu’elle avait cessé d’entendre et de voir. Pour lui rendre le passage suprême moins difficile, Dieu la faisait mourir à plusieurs fois ; il l’habituait au sépulcre en l’enveloppant d’une nuit et d’un silence éternels.

Je contemplais avec curiosité les restes de cette enveloppe charnelle, maison démeublée dont la céleste habitante allait partir ; je cherchais quelque trace de ce qui avait été jeune, vivant et beau, sur cette tombe d’un passé qui n’avait même point laissé d’épitaphe. Tout à coup les lèvres qui semblaient scellées s’entr’ouvrirent ; une voix confuse et inégale appela notre conductrice.

— Tona !

Tona courut à la vieille femme, appuya la bouche contre sa joue et répondit :

— Me voici, mère-grand.

— Les autres ne viennent-ils pas d’entrer ? demanda la fileuse.

— Non, grand’mère, ce sont des voyageurs.

— J’ai senti leur air passer sur moi ; dis-leur que Dieu les protège, Tona !

— Ils sont là et ils vous écoutent, mère-grand,

— Ah ! tu as raison ; il n’y a que moi qui ai les oreilles fermées ! murmura la fileuse en soupirant.