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II. LES LUTINS.

Tout en communiquant mes réflexions au Provençal, qui semblait plus pressé d’arriver à un gîte que de me répondre, je m’étais remis en marche avec lui. Nous ne tardâmes pas à apercevoir une maison précédée d’une cour, et qui donnait sur une route qu’il nous fallut traverser. Je reconnus, au premier coup d’œil, une de ces hôtelleries campagnardes où s’arrêtent les maquignons et les rouliers. Le postillon qui, depuis le moment où nous l’avions aperçue, faisait claquer son fouet pour annoncer notre arrivée, parut surpris de ne voir personne sortir à sa rencontre. La porte d’entrée était ouverte à deux battans, la cour déserte. Une grande carriole, trop haute pour s’abriter sous le hangar, avait été appuyée le long du mur de clôture. Notre guide regarda autour de lui.

— Eh bien ! pas de maîtres et pas de chiens ? dit-il ; on entre donc ici comme au champ de foire ?

Je fis observer que tout le monde était sans doute endormi.

— Non, non, reprit-il, les gens ne se couchent qu’à la mi-nuit ; faut que Guiraud soit absent avec son gendre. La belle-fille est accouchée d’avant-hier, et la mère-grand est sourde comme un pavé ; mais que fait donc la petite Toinette ?

— Voici quelqu’un, dit mon compagnon.

Une lumière venait, en effet, de paraître sur le seuil de l’auberge, et nous la vîmes s’avancer en sautillant au milieu de l’obscurité. Une voix se fit entendre avant que l’on pût distinguer personne.

— Est-ce vous, nos gens ! cria-t-elle de loin.

— Allons donc, moisson d’Arbanie[1], dit le postillon, j’ai cru qu’il n’y avait personne dans votre logane[2].

— Tiens, Jean-Marie ! reprit la voix, il m’avait semblé que c’étaient ceux de la maison qui sont allés à Beauvais. Comment donc que vous êtes par ici avec vos chevaux ?

Per jou[3] ! tu n’as qu’à le demander au petit pont qui a voulu manger un morceau de ma roue, répliqua Jean-Marie ; un peu plus nous allions choir au beau mitan du Thérain.

— Ah ! Jésus ! ainsi vous avez versé ?

— Et ça te fait rire, pas vrai, grecque[4] que tu es, vu que ça t’amène des voyageurs.

— Ah bien ! comme si on en manquait au Lion-Rouge, dit Toinette

  1. Moisson d’Arbanie, le moineau friquet, en patois normand.
  2. Logane, case.
  3. Per jou ! jurement en usage en Normandie et dans le Bocage. C’est évidemment le per Jovem des Latins.
  4. Grecque, avare.