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moyen-âge avait livré aux daims et aux sangliers des forêts la subsistance même de ses paysans. Pendant dix siècles, le laboureur avait vu ses moissons ravagées et ses troupeaux détruits sans pouvoir les défendre. La subsistance de la bête fauve paraissait plus sacrée que celle de l’homme, sa vie plus précieuse. Cette vie était le plaisir du maître, auquel nul ne pouvait toucher sous peine des galères ou de la corde. S’il était permis parfois au manant de se mêler à la chasse du noble, ce n’était que comme supplément de meute ; on l’appelait, à défaut de chiens, pour rabattre le gibier. Aussi, lorsqu’appuyé sur la charrue que traînaient sa femme et sa fille à défaut de l’attelage dévoré par les loups du seigneur, le serf entendait la trompe de chasse retentir dans les ravines, il ne manquait jamais de fuir vers les fourrés pour éviter la réquisition des piqueurs. Là, tapi comme une bête fauve derrière quelque souche mousseuse, il voyait passer à cheval le suzerain implacable et taciturne, qui allait chercher au fond des bois une image de guerre, s’entretenir la main à la destruction et cultiver son goût de meurtre. Inquiet, il entendait tout le jour, et souvent jusqu’au milieu de la nuit, ces flottantes rumeurs de la chasse, tantôt lointaines, tantôt rapprochées, et il pouvait calculer quelle était la vigne brisée par les meutes ou la terre sous semence piétinée par les chevaux. Enfin, l’hallali sonné, il voyait revenir le seigneur sur un coursier noyé d’écume, suivi de chiens aux museaux encore rougis par le sang de la curée et entouré de piqueurs portant sur des ramées les cadavres des bêtes fauves couronnées de branches de genévrier. Combien de fois alors de muettes malédictions durent-elles s’élever dans les cœurs ulcérés et craintifs ! Impuissans à la vengeance, les serfs la confiaient tout bas au dieu des affligés ; ils se disaient que sa justice infligerait quelque jour, pour châtiment, à ce maître impitoyable, le plaisir même auquel tout était maintenant sacrifié ; ils demandaient, dans leurs secrètes prières, que le veneur maudit fût condamné, après sa mort, à chasser éternellement en compagnie du démon ; ils lui donnaient un coursier dont la selle était armée de pointes d’acier, des piqueurs soufflant une haleine de flamme, — pour meute, des chiens acharnés à sa poursuite et le déchirant comme une proie. De ce souhait au rêve, la transition était facile, et, pour le peuple, le rêve est bien vite une réalité. Il crut à la punition, parce qu’il l’avait espérée ; il en eut la preuve, parce qu’il y croyait. Tout lui devint témoignage, les murmures inexpliqués de la forêt, les cris des oiseaux de passage, les aboiemens des chiens égarés, le galop des chevaux échappés de leur pâture. Grossis par la peur et multipliés par la muse villageoise, ces traditions ne permirent même plus le doute, et l’existence des chasses fantastiques fut prouvée.