Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le conte populaire, comme symbole dans la légende. C’est sur un pont de beurre que le bon Jacques traverse la rivière de feu quand il va chercher, pour sa mère, l’herbe de tous remèdes, et les ames doivent passer sept ponts, plus étroits que le tranchant d’une faux fraîchement émoulue, avant d’arriver au paradis. Il y a en effet, dans ces routes jetées sur les eaux, je ne sais quoi de hardi qui saisit l’imagination de ceux qui ignorent ; c’est comme une victoire sur la création. En reliant l’un à l’autre des bords opposés, l’homme a l’air de défier le vide et l’espace, ces éternels ennemis de sa puissance bornée ; il accomplit une première conquête qui semble en faire espérer une autre plus importante, et promettre ce grand pont dont, au dire de la tradition, l’arc-en-ciel n’est que l’ombre ! car les cieux et la terre sont aussi deux rives entre lesquelles coule le fleuve de nos misères, et que tous les efforts de notre imagination tendent à réunir. Puis : quels lieux plus favorables aux vertiges que ces arches dressées au fond des vallées, parmi les saules que la lune revêt chaque nuit de suaires, et auxquels la brise donne le mouvement ! Comment passer sans émotion sur ces chemins suspendus et sonores sous lesquels glapissent les remous, tandis que les algues enroulent aux éperons de pierre leurs replis, semblables à des dragons aquatiques, et que l’on voit briller au loin les larges fleurs du nénuphar, qui s’ouvrent sur les eaux comme des yeux de fantôme ?

Cependant la route devenait de plus en plus difficile : un vent froid, qui s’était élevé, semblait justifier l’apparition du Goubelino. Bien que ferré à glace, notre attelage glissait sur le verglas, et le voile blanc qui enveloppait tout ne permettait point de distinguer la route. Deux ou trois fois déjà nos roues avaient rencontré les dépôts de cailloux amoncelés sur les accotemens du chemin. La neige qui commençait à tomber, en aveuglant nos chevaux, rendit notre marche encore plus incertaine. Le postillon s’arrêta plusieurs fois, cherchant à reconnaître, dans la nuit, le pont jeté sur le Thérain ; mais la neige, toujours plus épaisse, ne laissait voir ni les poteaux par lesquels il était annoncé, ni les arbres qui dessinaient le cours de la petite rivière. Les eaux, enchaînées par la glace, ne pouvaient non plus nous guider par leur rumeur. Nous avancions lentement et avec une sorte d’incertitude craintive. Enfin notre postillon aperçut, à travers la nuée de neige, la double balustrade du pont. Il cessa de retenir les rênes, fouetta ses chevaux avec un sifflement d’encouragement, et la lourde diligence s’élança plus rapide ; mais, presque au même instant, un choc terrible nous enleva des banquettes : le postillon poussa un cri, et la voiture, fléchissant à gauche, versa sur le parapet. Une des grandes roues venait de se briser contre la seconde borne.

Les premiers momens furent employés, comme d’habitude, en malédictions