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C’est mon frère Lyon ; vite, allez, qu’on lui die
Qu’il arrête ses chiens jusqu’à demain ressie.

— Arrête-les, Lyon, arrête, je t’en prie !
Trois fois les a cornés sans que pas un l’ait ouïe ;
La quatrième fois, la blanche biche est prie.

— Mandons le dépouilleur, qu’il dépouille la bête.
Le dépouilleur a dit : — Y a chose méfaite !
Elle a sein d’une fille et blonds cheveux sur tête.

Quand ce fut pour souper : — Que tout l’mond’ vienne vite,
Et surtout, dit Lyon, faut ma sœur Marguerite ;
Quand je la vois venir, ma vue est réjouite.

— Vous n’avez qu’à manger, tueur de pauvres filles,
Ma tête est dans le plat et mon cœur aux chevilles,
Le reste de mon corps devant les landiers grille.

Le bras du dépouilleur est rouge jusqu’à l’aisène ;
Dans le sang que ma mère avait mis dans nos veines,
J’ai laissé boir’ mes chiens comme à l’eau des fontaines.

Pour un malheur si fier, je ferai pénitence,
Serai pendant sept ans sans mettr’ chemise blanche,
Et j’aurai sous l’épin’, pour toit, rien qu’une branche[1].

Cette étrange poésie, en me reportant à mes souvenirs d’enfance, m’en rendait peu à peu toutes les sensations. À mesure que le malaise et le sommeil obscurcissaient mes perceptions, le monde fantastique au milieu duquel mes premières années s’étaient écoulées, et que l’expérience avait plus tard effacé, reparaissait comme ces milliers d’étoiles qui émergent dans l’espace à mesure que la nuit s’épaissit. Le chant du postillon avait cessé : chaque fois que je rouvrais les yeux, il me semblait entrevoir, dans la campagne, des formes singulières, entendre d’inexplicables rumeurs. Toutes les visions dont l’imagination populaire peuple la nuit de Noël flottaient autour de moi sans se dessiner nettement ; je me trouvais dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, ne pouvant distinguer au juste le fait de la pensée.

Tout à coup une ombre intercepta la lueur qui filtrait à travers le vitrage de la portière ; une silhouette bizarre s’y dessina un instant, puis disparut avec un rire frêle et strident. J’avais redressé la tête, cherchant à me rendre compte de la réalité de cette apparition, quand elle se montra à l’autre portière et fit entendre le même éclat de rire. Mon compagnon, réveillé en sursaut, demanda ce qu’il y avait. La diligence venait de s’arrêter ; je baissai vivement la glace et j’avançai

  1. Ce chant a été publié, mais défiguré, dans un ouvrage de M. Vaugeois : Antiquités de la ville de l’Aigle et de ses environs.