Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/1119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chaque jour parler d’abolition des corvées, la guerre du Caucase conduite plus vigoureusement aujourd’hui et plus directement reliée aux intérêts polonais, enfin la Pologne elle-même, qui n’excita jamais plus d’inquiétudes malgré son désarmement, sont d’assez graves sujets de préoccupation pour que la Russie ne vienne point déployer sur la scène européenne une de ces armées fabuleuses que l’imagination magyare a aperçues et vaincues.

Oui, l’armée russe se sent gênée au dehors, et c’est pourquoi elle n’a nulle hâte de s’engager dans l’entreprise gigantesque de rétablir la fortune des vieux cabinets ébranlés. Pourquoi donc la Russie est-elle redoutable, et pourquoi sommes-nous les premiers à nous plaindre, à nous alarmer de son intervention en Autriche ? Parce que, contrairement à l’opinion reçue, si la force matérielle de cette puissance est de beaucoup au-dessous de sa renommée, son influence morale est l’une des plus grandes qu’il y ait dans le monde, et qu’il y a telle circonstance où le czar, avec un mot de libéralisme dans la bouche, peut séduire et entraîner à sa suite toute une race de peuples dont la réunion serait formidable. Quand nous disons que l’empereur de Russie peut associer à ses intérêts des intérêts fort nombreux, nous n’entendons nullement ceux d’une nouvelle sainte-alliance de rois, rendue impossible par la désorganisation de l’Autriche et de la Prusse : nous avons en vue ceux des populations avec lesquelles la Russie a des affinités sous le double aspect de l’ethnographie et de la religion. Le cabinet russe connaît bien ce grand instrument de son ambition : les voyageurs qui ont abordé par quelque côté les pays slaves l’ont vu à l’œuvre, et, bien que le plus sûr moyen de juger imparfaitement la Russie soit de fréquenter le monde officiel de Saint-Pétersbourg, la diplomatie russe, dominée par la force des choses, laisse bien par instans, malgré elle, éclater son secret. On a pu déjà remarquer le mysticisme du manifeste de l’empereur, plein de réticences intelligibles seulement pour les populations slaves. Une indiscrétion habilement calculée a mis en circulation dans les salons diplomatiques de l’Allemagne un document quasi-officiel, qui apporte sur la politique latente du czar, avec de nouvelles considérations mystiques, quelques lumières précieuses et d’une couleur originale. C’est un écrit qui porte le titre de Mémoire présenté à l’empereur Nicolas depuis la révolution de février, par un Russe ; employé supérieur des affaires étrangères. Un ancien diplomate, M. Paul de Bourgoing, l’a recueilli en Allemagne et lui a donné en France la publicité d’un très petit nombre d’exemplaires. Nous y voyons, pour notre part, le manifeste même du panslavisme moscovite et sa formule, sinon précise et nette, du moins esquissée de manière à être reconnaissable. « La Russie, dit le Mémoire, est avant tout l’empire chrétien ; le peuple russe est chrétien non-seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais par quelque chose de plus intime encore que la croyance : il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui est comme le fond de sa nature morale. La révolution est avant tout anti-chrétienne. L’esprit anti-chrétien est l’ame de la révolution : c’est là son caractère propre, essentiel. Les formes qu’elle a nécessairement revêtues, les mots d’ordre qu’elle a tour à tour adoptés, tout, jusqu’à ses violences et ses crimes, n’a été qu’accessoire et accidentel ; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrétien qui l’anime, et c’est lui aussi, il faut bien le dire, qui lui a valu sa terrible puissance. Quiconque ne comprend