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la plus haute des cheminées du palais de Versailles ? le voyez-vous qui commande à tout son siècle ? » Et alors il faisait la description la plus vive, la plus animée, des merveilles de ce règne, des arts, des talens, des génies qui y rivalisaient d’éclat et de grandeur. »

On conviendra qu’il fallait toute l’audace de la conversation pour faire passer et faire admirer ce Louis XIV assis sur une des cheminées de Versailles. Une telle image s’associerait mieux à l’idée qu’on se fait de Diderot causant qu’à la tradition toute classique et régulière qui s’attache au nom de Fontanes. Oh ! que les livres nous rendent peu les hommes ! Nous ne connaissons bien que ceux que nous avons vus de près et entendus.

Les charmes de la conversation de Fontanes revenaient habituellement à l’esprit de Chênedollé, et toutes les fois surtout qu’il rencontrait quelque chose de contraire, ce qui lui arrivait souvent. Ayant eu l’occasion, quelques années après, de voir un des successeurs du premier grand-maître, M. Frayssinous, il écrivait sous l’impression toute vive du contraste

« 3 juillet 1823. — J’ai vu aujourd’hui l’évêque d’Hermopolis : c’est un homme fort en théologie et qui a bien lu son Bossuet ; mais il est difficile d’être plus pauvre en littérature, il ne s’en doute pas. Ce n’est pas là la conversation de Fontanes ! celle de M. Frayssinous n’a ni grace, ni éclat, ni piquant, ni nouveauté : c’est une conversation terne et banale, délayée dans un accent gascon. — M. Raynouard, que j’ai vu aussi aujourd’hui, est un petit homme bien marseillais, qui a l’accent provençal très prononcé, avec une conversation sans élégance, sans charme, et qui pourtant révèle, à travers les incorrections d u langage, beaucoup d’esprit et d’immenses connaissances ; mais ce n’est pas là l’éducation poétique de Fontanes, ce n’est pas, là… »

Et il continuait l’expression de ses regrets, comptant sur ses doigts le très petit nombre de ceux avec qui désormais il pouvait causer encore littérature et poésie. Il en nommait jusqu’à trois. Je laisse les noms en blanc. — En connaissez-vous beaucoup plus[1] ?

  1. Puisque j’ai cité quelques-unes des conversations qui ne dédommageaient pas Chênedollé, il est juste, avec lui, d’en citer une au moins qui perpétuait et renouvelait la tradition brillante. Il écrivait le 11 juillet 1823 : « J’ai eu ce matin une conversation très intéressante avec Villemain sur le style, sur Rivarol, sur les hommes de génie, sur ce qu’on peut faire avec d u talent après les hommes de génie : élégance continue, audace dans l’expression, style laborieux qui aille solliciter la langue jusque dans ses derniers retranchemens. Villemain trouve que le style de Rivarol manque d’originalité, de création et d’audace : il ne lui trouve pas un côté assez neuf. Il reconnaît deux sortes d’écrivains : les écrivains de génie qui créent leur langue comme leurs idées, tels sont Pascal, Bossuet, Corneille ; — et les écrivains de talent qui, venant après les écrivains de génie, renouvellent la langue par l’emploi nouveau et hardi qu’ils font des mots. Tel a voulu être Rivarol. « Or, je trouve, continue Villemain, que Rivarol manque de création et « d’audace : il en manque même dans sa traduction de Dante. Je sais que Buffon a dit : « que c’était une suite de créations ; mais c’est un mot de courtoisie. Je ne trouve « même pas là ces alliances de mots, ces expressions créées dont Rivarol parle tant. Je ne sais non plus si c’est une idée heureuse que d’avoir voulu rendre le Dante constamment noble, élégant et pompeux. J’aime mieux le vrai Dante, simple, naïf, énergique et grossier même. Je n’aime pas que Rivarol fasse des tours de force et d’élégance pour ennoblir ce qui est bas et franchement grossier. Pourquoi dire avec recherche et périphrase : — « Versant à jamais des larmes qui n’arrosent plus leur poitrine (Enfer, « — chant XX) ; » — et « courbant avec effort les noires voûtes de son dos, il leur donnait pour le départ un signal immonde (chant XXI) ? » Ces phrases ingénieuses et recherchées forment de véritables contre-sens avec le fond de l’ouvrage ; elles détonnent avec le caractère de l’original. Je crois Chateaubriand un artiste de style bien autrement heureux, énergique et hardi que Rivarol. — « Et jette son manteau d’argent sur le dos des ombres, » — voilà du style pittoresque, de la grande nouveauté de style… » — Tout ceci est incontestable et dit à merveille ; mais, pour être tout-à-fait juste, il resterait à savoir si, à la date où parut la traduction de l’Enfer par Rivarol (1783), d’autres eussent été plus hardis en traduisant, ou même aussi hardis que lui. Le sentiment critique de la poésie aux différens âges, et sous les formes les plus diverses, est une des conquêtes littéraires du XIXe siècle. Rivarol y préludait à sa manière en s’attaquant à Dante ; il mesurait certes toute la hauteur de l’entreprise, et quelques pages très belles de sa préface où il apprécie le poème en font foi.