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mémoire imperturbable, citations variées à l’infini et toujours à propos, abondance intarissable d’images, d’expressions créées et de vers improvisés, faits de verve et de génie ; — quand je me rappelle tous ces souvenirs et que je songe que tout cela est perdu pour toujours, et que je ne retrouverai plus rien de tant de trésors, j’ai le cœur tellement serré et angoissé, que je n’ai plus de force ni de goût pour rien.

« — J’ai tout perdu en perdant M. de Fontanes. C’était pour moi plus qu’un maître, c’était un ami, un frère littéraire. Avec quelle bonté, quelle patience, quel scrupule poétique il m’a aidé à corriger le Génie de l’Homme tout entier et quelques-unes de mes odes ! Il ne laissait pas passer un vers faible sans le tourner et le retourner jusqu’à ce qu’il fût aussi bien qu’il l’eût désiré pour lui-même. Il en faisait, pour ainsi dire, une affaire de conscience. Il aurait cru manquer à la délicatesse en laissant subsister une tache dans les vers qu’on lui soumettait. Je n’ai jamais vu d’homme plus éloigné de la jalousie littéraire et qui rendit une justice plus pleine et plus franche au talent. C’était pour lui un bonheur, un besoin. Fontanes aimait la jeunesse, il aimait l’espérance. Tout ce qui annonçait du talent était sûr de trouver faveur et protection auprès de lui. Voyez avec quelle bonté il m’a accueilli, ainsi que Chateaubriand, Victorin Fabre, Millevoye, Bruguière, Gueneau, etc. — Aussi je ne l’oublierai jamais. J’ai eu la plus vive affection pour lui pendant sa vie, je la lui garde après sa mort. Sa mémoire me sera toujours chère ; je ne manquerai jamais une occasion de l’honorer, de la proclamer comme je le dois. Je serais le plus ingrat des hommes si j’oubliais un homme si aimable, d’un commerce poétique si attachant, un homme qui me fut si cher et à qui je dois tant. Rivarol, Chateaubriand et Fontanes sont les trois hommes de lettres que j’ai le plus aimés. La mort de Rivarol m’accabla, m’atterra plus fortement que celle de Fontanes, parce qu’elle était plus imprévue ; mais elle ne me laissa pas au fond de l’ame un regret plus amer et plus cuisant.

« Chateaubriand est, de tous les hommes de lettres, celui que j’ai le plus aimé d’affection et de cœur. Rivarol m’a charmé davantage, mais je n’ai pas autant chéri sa personne.

« — Je n’ai point connu de conversation littéraire plus abondante, plus vive, plus animée, plus pittoresque, plus fertile en heureuses citations, et où il y eût plus de soudaineté que dans celle de M. de Fontanes. Celle de Rivarol était plus éblouissante, plus étincelante, mais non pas plus pleine, plus fertile, et bien inférieure pour le goût. Ce n’est pas que Fontanes se préoccupât extrêmement du goût en causant. Autant il était sage et mesuré la plume à la main, autant il était animé, emporté, hasardeux dans la conversation, et d’une gaieté qui allait quelquefois jusqu’à la folie. Fontanes faisait des essais en conversation : il tentait beaucoup, afin de reconnaître toute l’étendue et les ressources de son imagination ; mais il reprenait toute sa mesure, lorsqu’il mettait la plume à la main, et n’écrivait jamais que sous l’œil du goût le plus pur et le plus sévère.

La brusquerie de Fontanes se corrigeait par son sourire. Ce n’est pas dans les yeux, c’est dans le sourire, c’est dans les deux coins de la bouche que Fontanes avait une expression céleste. C’est par là que s’exprimait en lui l’inspiration du poète. Je l’ai vu une fois avec une figure inspirée et le rayon de feu sur le front. »