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peur, va ramener à des proportions prosaïques ses plus merveilleuses inspirations. Quand nous saurons jour par jour, heure par heure, ce qu’il a pensé ; quand nous pourrons rattacher une anecdote à toutes les pièces qui maintenant empruntent au mystère même de leur naissance un charme idéal, le génie à qui nous devons les Méditations et les Harmonies ne gagnera rien en puissance, en grandeur. Quand le mystère se sera évanoui, quand la réalité biographique aura encadré toutes les figures qui nagent maintenant dans une atmosphère voilée, aurons-nous sujet de nous réjouir. Je n’ose l’espérer. Ce que les Confidences et Raphaël ont commencé s’achèvera dans les commentaires. Julie n’a-t-elle pas déjà fait tort à Elvire ? M. de Lamartine nous promet vingt pièces nouvelles, méditations et harmonies, Un tel attrait ne suffit-il pas pour donner au recueil de ses œuvres une seconde jeunesse ? Qu’il produise : c’est la loi, c’est le devoir de son génie ; qu’il renonce à se commenter ; en nous expliquant le développement de sa pensée, il n’ajoutera rien à notre admiration et ne contentera qu’une frivole curiosité.

La voie où il s’engage est une voie funeste, qu’il y prenne garde. À force d’étudier si constamment les moindres particularités de sa vie passée, il finira par fermer son intelligence au mouvement des hommes et des choses qui s’agitent autour de lui. Uniquement occupé à se comprendre lui-même, il ne comprendra plus l’histoire qui se fait sous ses yeux. Il saura nous dire à quelle heure sont écloses ses moindres pensées, et les événemens d’hier, ceux d’aujourd’hui, perdront pour lui leur sens prophétique ; les passions qui nous entraînent, les droits pour lesquels nous combattons, deviendront pour lui comme une langue inconnue. Quelque grand qu’il soit dans le domaine poétique, et nous lui avons rendu pleine justice, il s’abuse étrangement, s’il croit que le seul charme de sa parole enchaînera long-temps l’attention publique. S’il persiste à vouloir nous entretenir de lui-même, loin de grandir, comme il le croit peut-être, il s’amoindrit, il se perd. Quoi qu’il puisse faire, il n’effacera pas la gloire qui s’attache à son nom ; mais la valeur incontestable de ses premières œuvres ne sauvera pas de l’oubli, d’un oubli prochain et légitime, les pages qu’il voudra consacrer au récit de sa vie. Qu’il détourne les yeux de lui-même, qu’il aborde enfin l’histoire ; mais qu’il accepte sans réserve toutes les conditions de cette mission difficile. Qu’il n’écrive plus pour distraire les femmes oisives, mais pour nourrir la pensée des hommes sérieux. Qu’il écoute nos conseils, et nous lui pardonnerons de grand cœur les Confidences et Raphaël.


GUSTAVE PLANCHE.