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choc des passions, les transports de l’amour, l’irradiation de la gaieté et de la jeunesse, les agitations infinies de la vie, mais d’une vie qui ne doit pas avoir de lendemain. Jamais le rayon de l’invisible ne descend sur cette musique pleine de sang et de lumière qui respire la volupté. Le règne de Rossini est de ce monde, tandis que Mozart chante l’amour qui, faute de la terre, aura le ciel pour récompense.

Gluck, Mozart et Rossini représentent trois époques différentes de l’histoire de la musique dramatique et de l’esprit humain. Le premier a exprimé dans ses tragédies le pathétique de la passion, les émotions fortes et sérieuses du cœur, les éclats solennels, les grands désordres de la haine et de l’amour, la tendresse paternelle et la dignité royale. Son style tendu et sublime, comme celui de Corneille, et son œuvre, d’une couleur plus antique que moderne, marquent le premier éveil du véritable drame lyrique. Mozart, qui vient après, est aussi grand musicien que poète sublime. Il chante la grace et les sentimens exquis des natures supérieures, les douleurs mystérieuses de l’ame qui entrevoit des horizons infinis, les tristesses et les voluptés d’une civilisation avancée. Il a l’élégance, la profondeur et la personnalité des patriciens. Son génie dédaigne les appétits grossiers de la foule ; jamais il n’emploie de formules banales pour capter l’approbation du vulgaire. Il dit ce qu’il veut dire sans se préoccuper du public qui l’écoute, et ses cadences s’arrêtent où s’arrête sa pensée. Il est le musicien des nuances, mais des nuances qui réfléchissent la délicatesse de l’ame, et non pas de celles qui expriment les raffinemens de l’esprit. Il a la piété d’un enfant, la tendresse et la pudeur d’une femme, et son langage passionné, mais chaste et religieux, ne s’adresse qu’à ces natures d’élite qui sont toujours en minorité sur la terre. Rossini, au contraire, s’échappe bruyamment de ce monde enchanté ; il enfonce les portes de la cité divine ; il fait passer dans son œuvre la fougue impétueuse et la folle gaieté d’une génération qui prend possession de la vie avec une fiévreuse impatience. Mozart occupe une place unique dans l’histoire de l’art et de l’esprit humain. Il vient à une heure propice, au déclin d’une civilisation dont il résume les merveilles. Créé à la veille d’une révolution qui doit changer la face du monde, l’opéra de Don Juan est l’expression éternelle des tristesses de l’idéal et des pressentimens de l’avenir.


P. SCUDO.