Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/915

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de reproches et deux personnages qui sont loin de soupçonner qu’il est l’assassin du commandeur. On ne sait ce que l’on doit le plus admirer dans ce morceau, de l’élégance des idées, de la souplesse du génie dramatique qui a su grouper, dans un cadre harmonique très resserré, les quatre principaux personnages, en conservant à chacun l’accent dominant de son caractère, ou de la simplicité des moyens avec lesquels le maître a produit des effets si variés et si merveilleux. Le quatuor est écrit dans le ton de si bémol à quatre temps, dans un rhythme lent, mais assez flexible pour suivre les mouvemens de la passion. Dona Elvira, s’adressant à dona Anna, lui dit, la voix trempée de larmes : — Ne te fie pas à ce fourbe, ô pauvre infortunée ! il m’a trompée, il veut t’abuser aussi :

Non ti fidar, o misera,
Di quel ribaldo cor !
Me già tradi quel barbaro,
Te vuol tradir an cor.

Cette petite phrase de huit mesures, coupée au milieu par une césure en demi-cadence, est l’une des plus suaves que puisse exhaler le cœur d’une noble femme. Ce n’est pas, nous le répétons, la plainte d’une épouse irritée, mais celle d’une amante qui a perdu le seul bien de la vie et qui invoque la pitié des passans en racontant sa douleur. Si une fille du ciel, trahie par un enfant de la terre, voulait exprimer le désenchantement de son ame et les regrets d’un amour méconnu, elle parlerait la langue que Mozart prête ici à dona Elvira. Aussi dona Anna et don Ottavio sont-ils émus et frappés de la douce majesté de ses accens et de ses manières :

Cieli ! che aspetto nobile !
Che dolce maestà !


et c’est en vain que don Juan, voulant écarter tout soupçon, cherche à la faire passer pour folle,

La povera ragazza
È pazza, amici mei :


les cris et les sanglots qu’arrache à dona Elvira le nouveau mensonge de son séducteur finissent par jeter le trouble dans l’esprit de dona Auna et de don Ottavio. Don Juan, voulant sortir alors de cette position embarrassante, s’approche de dona Elvira et lui dit tout bas à l’oreille : — Taisez-vous donc, vous allez vous faire remarquer par vos plaintes de mauvais goût ; soyez plus prudente. — J’ai perdu toute prudence, lui repond-elle avec indignation ; je veux que tout le monde connaisse tes crimes et mon malheur. — Et le morceau s’achève en faisant ressortir dans ensemble admirable le désespoir de dona Elvira, la pitié de dona Anna, celle de don Ottavio et la fourbe de don Juan. Si on examine