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et de Prague, fut traduit en langue bohême et mis ainsi à la portée du peuple, qui s’en montra tout aussi bon appréciateur que les classes supérieures pour lesquelles il avait été composé.

Don Juan fut représenté à Vienne en 1788. Mozart ajouta alors à la partition primitive quatre nouveaux, morceaux : 1° l’air de Leporello, au second acte, Ah ! pieta signori miei ! 2° le duo entre Leporello et Zerlina, Per queste tue manine ; 3° l’air de dona Elvira, Mi tradi quell’ alma ingrata ; 4° celui de don Ottavio, Della sua pace. Cette partition n’eut pas à Vienne le retentissement qu’elle avait obtenu dans la capitale de la Bobême. Comprise par quelques esprits d’élite et par les maîtres de l’art, le public resta presque indifférent devant une si grande merveille. Il courait en foule applaudir la Tarare de Salieri, dont on a oublié jusqu’au nom, et laissait dona Anna exhaler sa douleur dans une salle déserte. Mozart, qui a toujours eu la conscience de son génie et qui savait que Don Juan en était l’expression la plus parfaite, disait, pour se consoler de l’indifférence du public viennois : « Don Juan a été composé pour les habitans de la ville de Prague, pour quelques-uns de mes amis et surtout pour moi. » Un jour que l’opéra de Don Juan était critiqué avec amertume devant Haydn, celui-ci répondit avec la modestie d’un grand maître : « Il est difficile de décider qui de vous a raison, messieurs, tout ce que je puis dire, c’est que Mozart est le plus grand compositeur qui existe en ce moment. »

Don Juan fut représenté à Berlin le 12 octobre 1791. Excepté deux critiques célèbres, Reichard et Runzen, qui apprécièrent dignement le chef-d’œuvre de Mozart, cette magnifique création passa inaperçue du public ordinaire. Mozart n’a pu jouir du bonheur ineffable d’entendre interpréter comme il l’avait conçu le drame de son cœur. Il en est presque toujours ainsi de ces grandes conceptions de l’esprit humain qui devancent le temps et qui sont destinées à faire l’éducation de la postérité. Ce n’est qu’après la mort du sublime compositeur et à partir des premières années de ce siècle que les compatriotes de Mozart commencèrent à goûter la musique de Don Juan, qui dès lors se répandit dans tout le nord de l’Europe. À Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Londres, Don Juan devint l’opéra favori de cette partie des classes supérieures qui cultive les beaux-arts. Il ne pénétra en Italie que vers 1814. Il fallut des mois entiers de pénibles études avant qu’une société d’amateurs d’élite parvînt à le déchiffrer d’une manière supportable ; mais jamais la nation italienne ni les autres peuples du midi n’ont pu se familiariser avec cette musique d’un spiritualisme si profond. Les virtuoses italiens, sauf de rares exceptions, se sont toujours montrés hostiles au génie de Mozart, et il n’y a pas long-temps qu’une cantatrice célèbre disait à une répétition de Don Juan : Non capisco niente a questa maledetta musica. La réputation de Mozart se répandit en France de