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les juger quelquefois, la bourgeoisie, oubliant ses vieilles traditions parlementaires et cette puissante passion du bien, cette hauteur de conception qu’elle eut sous l’ancienne monarchie à l’égal de la noblesse, s’absorbait dans de vulgaires jouissances, comme si le bien-être eût dû être le but et le terme de son histoire. Par la faute des circonstances et par la faute des hommes, la religion de l’intérêt s’introduisait ainsi, à la place du culte de l’idée, dans l’esprit de la bourgeoisie ; cette religion pénétrait et s’établissait commodément dans les cœurs ; elle aveuglait les regards, diminuait les caractères, rétrécissait les vues ; elle traînait après elle grands et petits, le talent et le génie comme l’ignorance. Le mot de justice avait presque disparu du langage. Celui-là eût été raillé qui, au lieu de parler de la force, eût osé parler du droit, et qui, au lieu de raisonner sur l’intérêt, eût argumenté sur le devoir. S’agissait-il, par exemple, de l’extension des droits de citoyen à la capacité ; la capacité, disait-on, c’est le cens, et le principe de la loi fondamentale de l’état se trouvait ainsi fatalement matérialisé. L’intérêt et la force, voilà les dieux que nous nous étions insensiblement donnés, et c’est ainsi que la foi en la justice, la foi politique a, comme la foi religieuse, perdu cette énergie vitale qui fait, dans un pays, le respect de la loi, la force des caractères, la rectitude et l’élévation des idées.

Or, l’esprit des générations contemporaines, ignorans ou savans, s’est formé sous la double influence du scepticisme religieux et politique. Cette vivacité pénétrante du bon sens, cette agilité innée de l’esprit que l’on retrouve avec plus ou moins de rudesse ou de culture au village comme dans les villes, toutes ces aptitudes heureuses et brillantes qui n’ont besoin que de direction et de discipline pour produire de merveilleux effets, se sont développées à tort et à travers sous l’empire de cette indifférence religieuse et politique, et n’ont pu agir qu’au hasard au milieu de l’incertitude des événemens et de la confusion des idées. Le peuple, ouvrier de l’industrie ou des champs, privé de croyances assez fortes pour lui inspirer une conduite décidée et hardie, est resté à la merci des oscillations capricieuses d’une opinion incessamment flottante, emporté par la vague, tantôt du côté de la démocratie, tantôt du côté de l’idée de gloire et de grandeur représentée par un nom. Dans ces oscillations, le paysan et l’ouvrier montrent sans doute comme un désir supérieur d’une politique libérale, honnête et fière ; mais cette aspiration généreuse, n’étant point nourrie par des croyances incontestées et certaines, affaiblie au contraire et paralysée par l’universel scepticisme, est passagère et fugitive. Je dirai mieux : si elle devait être trop long-temps trompée, le découragement pourrait bien à la fin s’emparer des esprits, et le désespoir joint au scepticisme serait la mort politique du pays.

Est-ce là un danger imaginaire et lointain ? est-ce un mal qui puisse