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Le nabab meurt entre les bras de la bohémienne, non sans un affreux soupçon qui plane sur tout le reste de sa vie. Il a légué ce qu’il possédait à cette femme redoutable, qui se fait dévote, va vivre en province, exerce l’aumône, écrit des livres de morale religieuse dont elle fait cadeau à son libraire, donne des concerts pour les pauvres et prend une part active aux loteries de charité, — ce qui la pose dans le monde provincial et lui assure une épitaphe pleine de vertus.

— Enfans, dit le conteur, serrez les marionnettes dans la boîte, la farce est jouée.


Les hypocrites doivent abhorrer M. Thackeray. Son éminente qualité, c’est d’exécrer le mensonge. Philosophe en cela, malgré la modestie de ses prétentions et la simplicité facile et diffuse de son style, il n’invente pas dans le sens vulgaire de ce mot ; il trouve et raconte. Dans le Diamant Hoggarty et dans Pendennis, même genre de talent, même analyse fine et souvent impitoyable, même ardeur d’arracher tous les masques. Est-il bon de les enlever ? Quelques gens pensent que non ; d’autres disent que la vérité est excellente. Eh ! mon Dieu ! laissez faire la Providence. Elle sait quand il y a trop de mensonge chez un peuple, quand l’analyse doit préparer les évolutions, et comment elles s’accomplissent. L’analyse qui veut comprendre le fond des choses ne se montre qu’au moment où ce fond devient corrompu. La création procède par synthèse, la destruction par analyse. C’est donc un assez fatal symptôme pour la société anglaise que l’apparition d’une analyse si caustique et si clairvoyante, qui la réduit à ses tristes élémens. C’est preuve qu’elle est malade ; mais toutes les maladies ne tuent pas, et les gens qui s’observent guérissent souvent.

D’ailleurs, que de scènes brillantes et pathétiques nous avons dû omettre ! Combien de fois le rire et les larmes se confondent à l’aspect des excellentes marionnettes de M. Thackeray ! Que de personnes vraiment anglaises et vivement colorées il a fait mouvoir ! Plusieurs de ces types auraient été à peine compris de nos lecteurs. Ce qui rend difficile l’intelligence des mœurs étrangères, c’est qu’il faut pour les saisir distinguer « le particulier du général, » comme disent les Allemands. Partout se trouvent des avares, des cupides, des gloutons, des lâches ; On ne voit qu’en Angleterre sir Pitt Crawley le formaliste et le nabab Sedley, le gastronome indien Si ces individus ont leur équivalent en France, d’autres nuances les distinguent ; notre grec joueur et professeur de billard, mari de la femme à la mode, serait en France moins taciturne et moins patient. Le philanthrope serait sentimental et beau parleur, surtout moins crédule ; la bohémienne du grand monde échapperait probablement au châtiment de ses exploits. Le colonel Rawdon